Le train de la mort
tourné à la porte et près d’une extrémité, je venais de me rendre compte depuis un moment que le train roulait à assez vive allure, qu’un petit courant d’air frais et bienfaisant se glissait par le joint de la porte vers l’intérieur du wagon. J’essaye alors de convaincre notre imaginaire cuisinier qu’il faut abandonner sa place et prendre la mienne. Il s’y refuse obstinément. J’arrive cependant à le faire déplacer du centre du wagon jusqu’à mes côtés, où il se place debout, un bras appuyé à la paroi. Il a la tête à vingt centimètres du courant d’air, mais ne veut en tirer profit. Je me lève alors, je lui prends doucement la tête et lui pose le nez sur la fente en lui disant :
— Regarde donc dehors, les éclairs qui déchirent le ciel.
Et de force je le maintiens dans cette position pendant quelques instants. L’effet fut salutaire ; il ne chercha pas à ramener sa tête en arrière et, une demi-heure après, la raison était revenue. Je lui donnais alors ma place pour qu’il puisse s’asseoir et, quelques heures plus tard, notre homme était redevenu normal.
Wagon de 80.
— J’eus cxcvi pendant un très long moment l’impression étrange que j’étais seul. La plupart de mes camarades s’étaient étendus les uns sur les autres ; j’avais décidé que je resterais debout quoi qu’il arrive et malgré la fatigue de la journée afin d’échapper à l’asphyxie. Je pus m’appuyer contre la paroi du wagon et je constatai que malgré la température très élevée, l’humidité résultant de notre transpiration était suffisante pour que la condensation se produise sur les têtes des boulons que je pus tâter.
Par la lucarne, je voyais un train qui stationnait près de nous, chargé de chars d’assaut bâchés. J’entendis bouger la sentinelle qui n’était séparée de moi que par l’épaisseur de la planche (elle était juchée sur la vigie). Je l’appelai et nous parlâmes quelques minutes en allemand. Je lui demandai pourquoi nous étions ainsi traités. Il me parla des crimes des « terroristes » et j’entendis une formule que nous devions souvent réentendre « Bandit – (avec le T accentué comme dans bandite – « partisan »). Tout cela calmement, dans cette nuit étrangement calme, presque sereine. Nous ne continuâmes pas à parler et je tirai une joie un peu enfantine de cette haine que nous inspirions : c’était un peu la consécration de l’action que nous avions pu mener et dont nous ne pouvions pas sentir l’efficacité.
5 LA NUIT, PREMIÈRE NUIT
Nouveau wagon La Perraudière cxcvii
Nous nous préparons à passer la nuit et rassemblons tant bien que mal le peu de paille qui jonche le wagon pour nous étendre dessus. J’ai près de moi un camarade jeune, il reste étendu sans parler. Un gendarme, me dit-on.
Ainsi cette nuit qui va être effroyable pour tant d’entre nous, qui verra des centaines de morts et cela au milieu de scènes hallucinantes, je vais au contraire la passer sans confort, certes, mais calmement, je dormirai même à certaines heures. Ce n’est qu’au matin que je m’apercevrai que le gendarme auprès de moi est mort… L’allure reste toujours aussi lente. Le train s’arrête de temps à autre sans cause apparente, en pleine campagne. À un moment donné quelqu’un hasarde :
— C’est peut-être qu’il y a eu une évasion.
De fait, à chaque arrêt, des soldats descendent de chaque côté du train et surveillent. Une fois j’en avise un, un vieux qui paraît calme. Je lui dis en (mauvais) allemand :
— Comment ça va-t-il dans les autres wagons ?
— Alles schlimm ! (ça va mal) me répond-il. Me voilà renseigné. Il n’y a pas que dans le wagon que j’ai quitté que ça a dû mal aller cxcviii !
Tentative d’évasion wagon Helluy-Aubert-Villiers.
Témoignage docteur Joseph Helluy.
La situation très tendue peut s’aggraver rapidement et devenir tragique. Soutenu par quelques amis, j’argue de ma qualité de médecin et d’officier pour prendre la direction du wagon. J’institue un tour de rôle pour que soient assis au centre du wagon quelques camarades, tous les autres restant debout, comprimés aux deux extrémités. Ainsi la situation est moins intolérable.
Dans la nuit, au prix d’une épreuve qui faillit être de force – certains communistes voulant s’y opposer – je donne l’ordre de pratiquer le trou d’évasion. Multiples arrêts du train…
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