Le train de la mort
cadavre le lendemain matin. Il était mort durant la nuit. Avant de partir, un autre gardien vient ouvrir la porte de notre wagon et tape sur tous ceux qui sont encore debout. Il trébuche sur les morts et nous quitte en disant : « Cochonnerie ».
— Un peu avant cxcii Châlons, je suis pris de vertiges. Je m’affaisse et tout s’efface. Lorsque je reviens à moi, j’ai entre les dents un morceau de sucre imprégné d’éther, tandis qu’un inconnu me soulève et me maintient le visage vers l’extérieur, vers le ciel qui, enfin, commence à se couvrir de nuages sombres. Deux hommes m’ont sauvé, je ne les connais pas. Je me remets doucement. Le wagon m’apparaît plus calme.
21 h 20 – Châlons-sur-Marne.
En moins de dix minutes le changement de machine est effectué. L’officier S.D. a retrouvé un peu d’énergie et il ne laisse approcher des wagons que Sœur Marie, Supérieure des Filles de la Charité et trois de ses religieuses :
— On nous a réclamé de la quinine par téléphone.
— Très bien ! Merci. J’ai un infirmier qui s’occupera du malade.
Cet infirmier porte un brassard à croix rouge. Il fait partie du personnel sanitaire de Royallieu. Il est d’origine tchèque.
— Voici la boîte.
L’infirmier se dirige vers le wagon des « invalides » cxciii , fait ouvrir la porte. Lorsqu’il redescend, trois minutes plus tard, l’officier S.D. ordonne le départ du convoi.
21 h 50 – Compertrix (wagon Guérin-Carnac).
— Je connais cxciv bien Châlons… pour y avoir effectué mon service militaire. Quand la gare est passée, le train s’arrête juste à l’embranchement de la ligne de Troyes. Nous entendons des cris, plutôt des hurlements qui proviennent des wagons qui nous précèdent et ceux qui nous suivent. Il ne fait pas encore nuit, j’en profite pour aller voir Jean Hurtaud, il me décrit sa fatigue, je l’encourage à respirer par les fentes. C’est le seul moyen d’avoir un peu d’oxygène. Je vois aussi Alicot, M. Bue et Loiseau, le secrétaire du commissaire Parvenchère ; en m’approchant d’eux, deux jeunes gens à qui probablement j’offrais une certaine confiance, me saisissent chacun par un bras et m’obligent à me coucher à leur côté. Ce sont eux qui s’endorment en moins de dix minutes. Eux, ce sont Fortier et Bernanos. Les vivants dorment sur les morts, il n’y a pas le choix. Je reviens près du docteur Bouvier et de Pierre Germaine. Nous sommes décidés de nous accrocher le plus longtemps possible à respirer à travers les fentes. Il est difficile de reconnaître les vivants ou les morts.
Wagon Lambert.
Depuis cxcv plus d’une heure, j’examinais avec anxiété un bon camarade niortais qui s’était assis sur le rebord de la sempiternelle tinette, et dont les pensées semblaient totalement absentes. La nuit était proche. Les ténèbres commençaient à envahir le wagon. Je lui dis :
— Alors, comment vas-tu ? La fraîcheur arrange un peu les choses ?
— Oh ! moi, répondit-il, je ne trouve pas qu’il fait chaud. Mais je voudrais bien avoir une gamelle, et je ferais comme je faisais en Syrie à travers les sables ; je pisserais dedans et je boirais.
Devant ce désir fantasque, je compris tout de suite que chez ce brave camarade la machine ne tournait plus rond.
À ce moment arrive un client pour la tinette qui lui demande de bien vouloir se mettre à côté, mais notre ami ne l’entendait pas ainsi ; et lui, qui est l’homme le plus doux du monde, lui dit :
— Fous-moi le camp de là où je te casse la gueule… Tu ne vas tout de même pas chier dans la cuisine roulante.
L’autre ne comprit pas tout de suite l’état dans lequel se trouvait son interlocuteur, et une discussion dont le diapason s’élevait de minute en minute eut vite fait de pousser le premier à une exaspération extrême, au point que, pendant un moment, je me suis demandé si la bagarre que nous avions évitée jusqu’à présent n’allait pas devenir inévitable. Je fis donc comprendre à celui qui, en cet instant, était le plus sensé d’avoir à se taire pour apaiser son contradicteur. Ce qu’il fit. Mais tout ne rentra pas dans l’ordre pour cela.
Notre brave ami ne voulait plus maintenant quitter sa tinette qui, pour lui, était sa cuisine roulante, et son désir d’avoir une gamelle pour recueillir son urine et la boire devenait une véritable obsession.
Me trouvant placé au centre du wagon, le dos
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