Le tribunal de l'ombre
kniprode, grand maître de l’Ordre.
Frustrés par la prise trop rapide du château de Castelnaud, foulques de Montfort et Raymond de Carsac piaffaient à l’idée de combattre prochainement aux côtés des chevaliers teutoniques et de leurs frères-servants, à lance non épointée et à épée non rabattue. Leurs écuyers aussi. Les miens manifestaient un enthousiasme plus discret.
Mais tous se réjouissaient de découvrir d’autres régions, d’autres mœurs et d’autres coutumes, de boire des vins nouveaux, de déguster des mets inconnus. Et ceux qui n’avaient pas encore pris femme devant le curé, ou qui ne pratiquaient pas l’abstinence comme Foulques de Montfort, c’est-à-dire tous sauf lui et moi, rêvaient de mignonner et de pastisser quelques drolettes, blondes et dodues volailles de haute ou de basse-cour.
Je timorais leurs penchants fornicateurs en leur rappelant que l’Ordre de Sainte-Marie des Teutoniques respectait la règle de Saint Bernard de Clairvaux, héritée de l’Ordre du Temple de Salomon et de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, et qu’en conséquence, nous serions certainement soumis à sa stricte observance et devrions respecter les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance prononcés par les ordres réguliers depuis leur fondation en Terre sainte ; qu’il existait, certes, des couvents de sœurs teutoniques, mais point à Marienbourg où il n’y aurait pas de servantes à mugueter…
Peu leur challait. Ils ne m’écoutaient plus, se paonnaient de paroles flatteuses sur leur aspect fendant et s’esbouffaient à gueule bec. Tout juste s’ils ne se pimplochaient pas au suif et au charbon de bois pour se donner un aspect plus viril.
Nos aumônières gonflées de beaux louis, de florins, de sterlins et de marcs d’or et d’argent (les trois autres barons du Pierregord et le vicomte de Turenne avaient apporté un modeste écot), notre voyage se présentait sous les meilleurs auspices. Il serait dispendieux, mais nous comptions bien nous rédimer sur les païens, plus tard.
Le vin serait acheté et bu sur place lorsque nous souperions et prendrions un sommeil réparateur dans une taverne, si seigneurs, châtelains ou abbés dont Wilhelm von Forstner nous avait dressés une forte liste ne nous offraient point gîte et couvert lors de notre périple. Nos chevaux y seraient étrillés, avoinés, et les fers de leurs sabots seraient cloutés par les meilleurs maréchaux-ferrants, m’avait-il assuré.
Nous étions attendus à Malbork début décembre. Combien d’entre nous regagneraient notre comté du Pierregord ? Une question que nous évitions d’évoquer.
Le retour se ferait par voie de mer. Nous embarquerions dans le port de Gdansk, à bord d’une nef teutonique ou d’une gallée marchande affrétée par les commerçants de l’un des comptoirs de la Hanse, la ligue hanséatique, qui faisaient profit de fructueux échanges entre la mer Baltique, la mer du Nord, les ports français, anglais et hollandais sur la côte Atlantique, jusqu’en mer Méditerranée.
Une traversée de trois semaines si les vents nous étaient favorables. Nous débarquerions en le port de La Rochelle vers la mi-mars.
Notre groupe se diviserait alors en deux brides. Montfort et Carsac regagneraient l’Aquitaine avec leurs trois écuyers et deux valets d’armes. Onfroi de Salignac, Guilbaud de Rouffignac et moi, remonterions vers le golfe du Morbihan avec notre troisième valet.
À la pensée d’une aussi longue traversée, une forte envie de raquer m’avait saisi la gorge. J’avais déjà le mal de mer. Je m’étais bien juré, autrefois, de ne cheminer que sur le plancher des vaches, mais si nous devions regagner notre comté avant la fin du mois de mars, nous n’avions guère le choix. Pour peu que les vents nous soient contraires, la traversée durerait plus d’un mois, m’avait affirmé Wilhelm von Forstner.
« An einem geschenkten Gaul, kuckt mann nicht ins Maul, à un cheval que l’on vous donne, on ne regarde pas les dents ! » avait-il gloussé. En effet, le coût de notre retour serait baillé par l’Ordre, de sorte que, bien que nous soyons pécunieux, en refuser le bénéfice aurait été malséant.
J’avais grande hâte d’approfondir les révélations que m’avait faites le chevalier teutonique et d’éclaircir bien des choses qui restaient tapies dans l’ombre. Je sentais que le puzzle gigantesque dont
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