Le tribunal de l'ombre
au petit galop.
Au trot, au pas.
Je relevai le mézail et redressai le chef, lui tapotai l’encolure, et me contorsionnai sur la selle d’armes pour lui caresser la croupe.
Messire de Mareuil, un des quatre barons du Pierregord, avait vidé les étriers. Obéissant docilement à un déplacement de l’assiette, au recul d’une jambe, ma monture exécuta un superbe demi-tour autour des hanches, qui suscita des cris de joie et des sifflements admiratifs.
Un tonnerre d’applaudissements salua cette première joute de fervêtus.
Des écuyers s’étaient précipités vers leur maître. Ils lui ôtèrent son heaume, desserrèrent le gorgerin de mailles qui lui enchâssait le col et aidèrent cet autre et fier baron du Pierregord à se relever de la posture humiliante dans laquelle je l’avais fait choir. Sur le cul. Un palefrenier prit son destrier par la bride pour le mener hors de l’enclos.
Je saluai ma dame d’honneur en inclinant ma lance vers elle. Elle applaudit à tout rompre.
Un chevalier inconnu était à l’arrêt, du côté opposé de la lice. Son destrier avait les antérieurs et les postérieurs parfaitement alignés. Tel un palefroi à la parade : mon adversaire pour la joute suivante.
Un héraut annonça des armes d’azur au château d’or, et donna le nom d’un chevalier français qui m’était inconnu.
Sur son ordre, nous avançâmes au pas, l’un face à l’autre, chacun à la dextre de la lice centrale.
En effet, lors des tournoiements, la tradition voulait que la lice soit longée à la senestre de nos montures et la lance pointée de dextre à senestre. Le choc, ainsi produit de biais, réduisait la force de l’impact.
Étant gaucher, j’étais plus accort de la main senestre que de la main dextre avec laquelle je tenais la lance. Ce n’avait été qu’à la suite d’un entraînement régulier au poteau de quintaine que j’avais réussi à bien l’ajuster et à surmonter ce handicap. Au prix de quelques volées de l’aspersoir d’eau bénite, aussi…
Ces longues et fastidieuses séances contre le poteau de quintaine et contre d’autres chevaliers de la place avaient porté leurs fruits.
La lance de mon adversaire glissa sur mon écu et la mienne se brisa sur le sien en un craquement sinistre.
Il chancela, mais réussit à se maintenir dans les arçons.
Une deuxième lance nous fut tendue.
Nous lançâmes nos montures au galop.
Cette fois, j’avais le soleil dans les yeux. J’inclinai le chef.
Au moment où je heurtai l’écu du chevalier d’azur au château d’or, mon faucre d’arrêt de cuirasse se brisa net.
Le choc, sur le bouclier de mon adversaire, en fut amorti.
Sa lance en bois de hêtre, éclata.
Je fus à deux doigts d’être désarçonné, sous les « oh ! ah ! » de la foule.
À la troisième lance, je tirai profit de cet incident pour la tenir un peu plus en avant, de façon à porter le choc le premier.
L’effet fut saisissant.
Mon adversaire fut proprement suspendu en l’air, avant de choir sur le cul, derrière le postérieur de sa jument, et sous les clameurs joyeuses d’une foule en grande liesse.
Marguerite avait bondi et applaudissait l’exploit.
Pour la troisième joute, on m’opposa un colosse en harnois plain, monté sur un destrier qui devait bien toiser six pieds au garrot.
Cette armure, ce cheval… Ils me rappelaient de lointains et terrifiants souvenirs. Le chevalier qui me faisait face, ce géant, bacinet fermé, au cimier flamboyant, ne pouvait être que… que Geoffroy de Sidon ! L’incroyable champion du roi Hugues de Lusignan ! Celui qui avait été opposé aux armes échiqueté d’or et d’azur, au franc-canton d’argent au lion de gueules du chevalier de Montfort ! Lors de cet épouvantable jugement de Dieu. En l’île de Chypre. Cinq ans plus tôt !
Je ne donnai pas cher de ma peau. Ma lance se briserait comme un fétu de paille sur la cuirasse de ce redoutable géant. S’il ne m’embrochait pas comme mouton sur le gril.
Un poursuivant d’armes hucha à gueule bec son nom et ses couleurs, d’or au dragon de sable rampant , et vanta les exploits de ce colosse venu de l’île de Chypre, dont la réputation en tournoiements grands et pléniers, avait franchi les mers.
Je fis une grimace sous mon bacinet en pain de sucre, tout en observant avec moult attention le chevalier qui, cette fois, arborait un magnifique cimier au plumage jaune et noir, couleurs de ses
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