Le tribunal de l'ombre
la lice, lance à l’arrêt.
Par la fente du mézail, j’observai attentivement celui qui m’était opposé en cette première joute, le losange d’argent et de gueules.
Ouvrir le tournoiement. Ainsi en avait décidé le baron de Beynac. Pour voir si je jouais aussi bien de la lance que du plat de la langue, m’avait-il dit.
À travers le mézail, sur un angle de 45°, je distinguai bien mon adversaire. Mieux que ne le pensent ceux qui n’ont jamais porté un heaume ou un bacinet. Il pointait déjà la lance vers moi. Sa monture avançait au pas, la tête encapuchonnée, signe de mauvais allant. La houssure, fendue sur le poitrail du cheval, arborait les armes d’argent et de gueules. Son chanfrein, comme celui de mon destrier, était garni de plaques de métal rivetées et articulées : un fléchissement du bras pouvait, au dernier moment modifier la trajectoire de la lance, heurter le chanfrein ou l’œil, et l’occire incontinent. Ce que nous devions éviter à tout prix, mais, lors d’un tournoi, lance couchée, nous n’étions pas toujours maîtres d’un faux pas ou d’un écart de notre monture.
Le chevalier qui me faisait face était coiffé d’un heaume fermé, légèrement conique, surmonté d’un superbe cimier dont les plumes de paon frétillaient sous la bise du vent d’autan.
L’homme avait belle allure sur son destrier. Je remarquai que sa cuirasse ne portait pas de faucre sur le plastron. Sa lance, bien que garnie d’un fort arrêt de main au quart de sa longueur, pourrait glisser lors de l’impact.
Mes yeux se fixèrent sur les trois dents crénelées, à son extrémité. Elles étaient suffisamment émoussées pour éviter de blesser mortellement, mais pas assez pour ne pas crocheter le heaume ou l’épaule au moment du choc.
Les trompettes sonnèrent la première joute.
Je relevai le chef.
Pour mieux voir.
J’avançai au petit trop.
Le losangé d’argent et de gueules lança sa monture au galop, lance baissée.
Trop tôt.
Je fermai les doigts sur la hampe, la main protégée par l’arrêt de lance.
De la main senestre et des cuisses, je retins mon destrier au trot.
Face à moi, la lance adverse fléchissait, se relevait, s’abaissait un peu trop, de haut en bas.
Les spectateurs ne le remarqueraient guère.
Moi, si.
J’éperonnai mon destrier pour lui commander un petit galop, doucement.
Puis, je lui caressai délicatement les flancs de mes aiguillons. Je n’aimais pas chausser ces nouveaux éperons à molette, devenus à la mode depuis quelques années. Ils blessaient et saignaient trop souventes fois les flancs de nos chevaux. La douleur provoquait des réactions incontrôlables et les blessures devaient être pansées après chaque chevauchée, jusqu’à ce que se forme une sorte de cal qui rendait le cheval moins docile.
Et tant que nous ne combattions pas démontés, il me paraissait inutile d’embufer ou de blesser celui qui était notre plus fidèle ami sur les champs de bataille.
Je me concentrai sur ma cible.
Maintenant, un souffle d’air s’infiltrait par la fente du mézail. Il me brûlait les yeux.
Il sifflait dans les trous percés à la hauteur des oreilles.
Je l’aspirai goulûment par la bouche, par les orifices que le maître haubergier avait forés dans le bec de moineau. Quelques larmes perlèrent sous mes paupières.
Je battis des cils pour en essuyer le liquide qui me troublait la vue.
Je baissais la tête.
L’herbe qui jonchait le sol était tendrement verte.
Pas encore piétinée.
Le terrain était souple, mais ferme.
Les sabots de mon destrier martelaient la terre selon un rythme à trois temps.
Ni trop sèchement ni trop mollement.
Avec souplesse. Taga-da, taga-da, taga-da…
Je ne voyais plus que la couronne à trois pointes de mon adversaire.
Trois énormes dents.
Menaçantes.
Elle s’approchait de plus en plus vite.
Mon bacinet.
Elles visaient mon bacinet.
J’ajustai ma lance.
J’assurai la prise.
La main moite.
Moite, mais ferme.
Concentrer toute mon attention sur l’écu d’argent et de gueules.
Sur l’écu, et non sur la couronne.
Je ne voyais pas les losanges.
Que les dents de la couronne.
Les dents d’un loup.
Une mâchoire d’acier.
L’écu losangé.
La couronne.
Les dents.
L’écu ! L’écu !
Viser un des losanges.
Vite ! Un losange !
LA, CELUI-CI ! ! !
Un choc sourd.
Bo-o-o-n-ng !
Suivit un bruit métallique. Et un râle.
Mon destrier finissait sa course
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