Le tribunal de l'ombre
av. J. -C.
Chapitre 8
À Beynac, dans la plaine du Capeyrou, en l’an de grâce MCCCLII {29} .
À l’ultime instant où les dents d’acier allaient pulvériser mon chef, rompre mes spondilles, je ne sentis rien. Je rouvris les yeux. Elles avaient miraculeusement disparu de mon champ de vision.
Mu par une fatale résignation, j’avais redressé ma lance. Geoffroy de Sidon en avait fait de même.
Les dents de mon fer de lance fauchèrent une plume sur le cimier de mon adversaire.
Le temps d’un éclair, nos regards se croisèrent. Je crus voir une étrange lueur briller dans ses yeux par la fente du mézail.
La foule était plus muette qu’une carpe. Un silence oppressant régnait sur la plaine du Capeyrou. Sur l’eschalfaud, dans les tribunes, dans les gradins. Partout.
Nous fîmes demi-tour et nous avançâmes, au pas, le long de la lice, du côté opposé, lance à l’arrêt sur l’arçon. Au milieu, Geoffroy de Sidon l’inclina et effleura mon bacinet avec autant de douceur qu’une plume d’oie qui se serait posée sur mon chef. Je fis de même.
Alors, la foule rugit, hurla. Puis un tonnerre d’applaudissements éclata lorsque nous relevâmes le mézail de nos bacinets. Il submergea le roulement des tambours.
Un bandeau noir cachait l’œil que le chevalier de Sidon avait perdu lors du jugement de Dieu. Il me sourit et éclata de son rire puissant et tonitruant :
« Je vous avais bien dit, messire Brachet de Born, que j’y penserai et y viendrai… Mais point pour vous occire, jeune damoiseau ! »
Le chevalier Alonzo de Peralda y Alfaquès, de sinople au croissant d’or contourné , venait d’au-delà des monts Pyrénées. Il s’élança sur la piste pour sa première joute en huchant « Az-samt ! Az-samt ! »
Par Saint-Antoine, il jurait de ce mot étrange que j’avais lu pour la première fois sur le parchemin caché à l’intérieur de la couverture à ais de bois de l’étrange codex que j’avais subtilisé à dame Éléonore de Guirande, le jour de la Saint-Michel, en l’an 1348, quatre ans plus tôt.
Le barbier de Beynac, interrogé à ce sujet, était plus savant en latin qu’en langue mauresque. Il n’avait pas pu m’en donner la traduction. Mais ce jouteur la connaissait assurément !
Je me frottai les mains, sans pouvoir réprimer une grimace. Mon épaule, largement bandée par les soins de Marguerite et du barbier, était encore douloureuse. Une blessure sans gravité, en vérité : le métal tordu de mon épaulière avait pénétré les chairs dans le gras de l’épaule. Ne restait qu’une forte contusion.
Le chevalier de Peralda me livrerait enfin la clef d’un des derniers mystères du Temple ! La clef m’ouvrirait les portes du fabuleux trésor des hérétiques albigeois, âprement convoité par tous ceux qui en avaient eu connaissance. Au dépris de la vie d’aucuns qui se dressaient sur le chemin de leur quête du veau d’or. Il me confirmerait surtout mes supputations quant à l’endroit où il gisait, enseveli depuis cent ou cent cinquante ans.
Après avoir été porté à dos d’homme dans la Montagne noire. Ou transmis par lettres à changer aux commanderies templières d’Aquitaine. Les marchands-banquiers et les Templiers en faisaient commerce, aux fins de parer aux risques considérables du transport des monnaies, par mer ou par terre.
Roulement de tambours, trompettes et busines.
Première joute. Deux lances rompues sur l’écu.
Deuxième joute. Deux lances rompues, toujours sur l’écu, mais l’adversaire du chevalier castillan faillit vider les arçons. Il déchaussa un étrier et fut à deux doigts de perdre l’équilibre.
Magnifique ! Les gens qui se tenaient sur les gradins se levèrent en cœur et manifestèrent bruyamment leur joie.
Brave chevalier de Peralda. Brave et fort accort. Ces gens ont le sang chaud. Bouillonnant. De redoutables adversaires sur un champ de bataille, me dis-je, tout en m’approchant de la lice. J’entendais interroger ledit chevalier incontinent, sans perdre un instant, dès qu’il aurait terrassé son adversaire, fort mal en point.
Les cavaliers se mirent en position pour la troisième et dernière joute.
Les destriers s’élancèrent aussitôt au grand galop. Alonzo de Peralda tenait sa première victoire au bout de la lance. Il gagnerait un des prix du tournoiement, le cheval et le superbe harnois plain de son adversaire.
À voir l’état de son haubert, aux bras et aux
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