Le tribunal de l'ombre
armes.
Lorsque le roulement de tambour cessa, son destrier hennit, se cabra, décuplant ainsi l’impression de gigantisme et de puissance que Geoffroy de Sidon aimait donner pour intimider son adversaire.
L’assistance ne s’y trompa point. Tous les yeux s’étaient portés sur lui. Des cris d’admiration jaillirent de centaines de poumons.
Je jetai un œil à ma dame de cœur. Elle était plus blanche qu’un blanc d’œuf. Et moi, aussi fragile qu’une coquille.
Peut-être pensait-elle que le Chypriote m’avait remis un pli, avant la joute ? Un pli qui porterait le seing et le grand sceau de ma dame de trèfle. La belle et savante princesse Échive de Lusignan… N’était-ce pas un pli, un pli que j’aurais discrètement glissé dans mon gantelet de fer ? Ou bien craignait-elle pour ma vie ?
Il était vrai que j’avais oublié d’aller à confesse avant le début du tournoiement. Un accident est si vite arrivé.
Le taciturne chevalier de Montfort se permit un sourire, lèvres fermées. Il se souvenait… Cette fois, j’avais pris sa place. Mais, grâce à Dieu, je n’affrontais pas ce jour d’hui le champion du roi de Chypre en combat singulier. À lance non épointée et à glaive non rabattu. Jusqu’à ce que mort s’en suive.
Chacun sur la piste s’élance ,
À petits sauts et au galop ,
Sous bon écu blindé enclos,
Sans que ne tremble la lance.
Et il vint avec tant de rage ,
Par témérité ou courage ,
Éperonnant si fort qu’il semblait
Que toute la terre en tremblait.
Faute de voir d ’ autres armoiries,
Les hérauts braillent tous et crient :
D’or au dragon de sable rampant ,
Sidon ! Sidon ! Tous en chantant ,
D’aucuns huchent à pleine gueule :
Où sont donc l’or et les gueules ?
À la première joute, nos lances se brisèrent en mille éclats, sans nous désarçonner. Un silence de mort s’était répandu dans l’assistance.
Il en fut de même à la deuxième charge, mais je ressentis une violente douleur à l’épaule.
Mon écu avait été transpercé entre les deux chiens braques de mon blason armorié. Deux énarmes sur les trois courroies qui le sanglaient à mon avant-bras avaient éclaté. Les plates de mon épaulière étaient tordues comme fer mal blanchi et gênaient bien malencontreusement les mouvements de mon bras.
Nous reprîmes nos positions du côté opposé de la lice pour le troisième et dernier engagement. On nous remit une nouvelle lance.
Avec une seule énarme sur trois, je ne contrôlai plus la position de mon écu.
Soudainement, je pris peur.
Une peur lancinante.
La douleur que je ressentais se propageait dans la poitrine.
Elle paralysait mes muscles.
Ma main senestre tremblait légèrement.
J’inclinai le chef pour voir un liquide poisseux couler à l’articulation de l’épaulière et du plastron.
Une tache d’un pourpre magnifique s’élargissait peu à peu.
Des bouffées de chaleur envahirent mon corps.
La suance dégoulinait dans mon dos, sur mes reins.
Mon cœur puisait le sang à rompre les veines artères.
Roulement de tambour.
Nouveau silence.
En face, une houssure de sable.
Le dragon à la langue fourchue s’approchait au pas.
Je bandai tous les muscles.
Il lança son destrier au galop, lance couchée.
J’éperonnai. Mon destrier allongea l’allure.
Nous fonçâmes l’un vers l’autre à deux fois la vitesse d’un cheval au galop.
Je ne quittai plus des yeux la lance du dragon.
Sa couronne de dents brillait de mille feux.
D’un éclat mortel.
Une gueule de loup.
Des crocs prêts à me happer.
À me sauter à la gueule.
À me dévorer.
Ils obturaient la fente.
La fente de ma visière.
Je ne voyais qu’eux.
Rien qu’eux.
Rien d’autre.
Puis, tout devint noir.
Une peur viscérale me submergea tout de gob.
Je fermai les yeux.
Pour ne pas voir arriver la mort en face.
Toute ma vie déferla dans un torrent d’images. Des souvenirs enfouis au plus profond de ma mémoire.
Le temps d’un éclair.
Avant que mon crâne n’explose. Comme une coquille d’œuf.
Veillez à la nourriture des troupes ; ne leur imposez pas d’inutiles corvées. Faites en sorte qu’elles soient animées d’un même esprit et que leur force demeure intacte. En ce qui concerne les mouvements de l’armée, établissez des plans insondables.
L’art de la guerre, Des neuf sortes de terrain,
Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320
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