Le tribunal de l'ombre
ménagement pour sa navrure.
« Ainsi, mon bon cousin aura tout son temps pour compter ce qu’il lui restera de son trésor après avoir réglé sa rançon, s’esbouffa le baron de Beynac ! Il a bien compris que nous camperons en son château, en pillerons les réserves et la cave. Jusqu’à ce qu’il nous ait baillé le dernier écu ! Mais il s’en tire à bon compte : nous aurions pu obtenir la commise de son fief !
« Et nous distribuerons à tous les habitants du village les reliefs de nos repas. Ils garderont magnifique souvenance de ce siège qui se sera achevé avant la IXe heure du jeudi, en conformité avec la trêve de Dieu édictée par le concile d’Elne. Manants et vilains souhaiteront voir le château de mon cousin plus souventes fois humilié ! s’esbouffa-t-il, avant de poursuivre :
« En attendant de prendre messe, dimanche prochain, rendons au seigneur Bacchus l’honneur qui lui est dû ! Portons quelques santés à nous-mêmes, nous l’avons bien mérité :
Dans une allégresse un peu envinée, nous levâmes nos gobets presque autant de fois qu’il y avait de présents à ce banquet :
« Vive le royaume de France !
« Aquitaine ! Aquitaine !
« Mort aux Godons !
« Beynac ! Montjoie ! Saint-Denis !
« Pierregord ! Pierregord !
« Dame Marguerite ! Dame Marguerite !
« Brachet ! Brachet !
« Auzan ! Auzan !
« Maître Jean ! Maître Jean !
« À nos vaillants chevaliers et nos beaux écuyers !… »
Et comme nous avions bu moult pintes de cervoise, d’hypocrace et de vins du bordelais dont les caves du sire de Castelnaud étaient bien remplies, l’un d’entre nous ne put s’empêcher de beugler haut et fort :
« À nos chevaux, à nos femmes, et tous ceux qui les mont… » avant de s’effondrer, ivre mort. Nous étions tous entrés en forte mélancolie, c’est-à-dire saouls comme des cochons.
Nous psalmodiâmes complaintes et chansons de geste bien connues en nos pays d’oc, telle celle du troubadour Aimeric de Sarlat que j’entonnai à l’attention de ma tendre épouse. Guilbaud de Rouffignac et Élastre de Puycalvet, dont les pères étaient présents, m’accompagnèrent à l’espinette et à la viole :
Gentille dame , on dit que c’est folie
À moi d’oser chanter vos doux attraits,
Sagesse veut que plutôt les oublie.
Les oublierai-je ? Oui , si le puis jamais,
Plus je vous loue, et plus vous m’êtes sévère !
Devrais donc bien, démentant mes couplets,
En vous blâmer ce qui m’avait su plaire,
Mais le ferais-je ? Oh ! non, je mentirais.
Deux jours plus tard, après une veillée et une dernière nuit passée dans la maison noble de Beynac, Marguerite et moi rejoignîmes nos terres en compagnie de nos deux écuyers. Avec grande hâte de retrouver nos enfants, confiés à la garde de Michel de Ferregaye, notre féal capitaine d’armes.
J’avais construit de mes mains un cheval à bascule monté sur deux croissants de lune. Le résultat se révéla désastreux : à la deuxième chevauchée, la monture céda et le cavalier se retrouva le cul par terre, les jambes écartées, les mains crispées sur les brides.
Des hurlements mirent tout le manoir à l’arme. Marguerite arriva comme un boulet tiré par une des bombardes de maître Jean, arracha Hugues, l’un de nos aînés, des débris de cette mécanique infernale que mon inexpérience en la matière avait projetés en tous sens, le berça, ne me fit aucun commentaire ni de reproche sur ma maladresse en l’art de confectionner des jouets aussi dangereux pour des enfants de leur âge, mais ne le pensa pas moins à voir le regard noir qu’elle me jeta.
Par Saint-Michel, je pensai in petto que des chutes de cheval, ils en verraient d’autres, mais m’accoisai sagement.
Deux semaines plus tard, un chien , autrement dit un apprenti menuisier qui œuvrait aux échafaudages du château de Rouffillac, avait rectifié mes plans succincts et réalisé deux chefs-d’œuvre et des épées de bois aux quillons droits qui lui valurent d’être promu sanglier en sa confrérie.
Nos aînés s ’ en donnèrent à cœur joie, garçons et filles. Ils galopaient joyeusement à brides avalées à travers la cuisine, caployants et tourbillonnants, l’ épée à la main, sous les regards effarés et les gesticulations des servantes qui en redoutaient les conséquences sur les cors qu ’ elles avaient aux pieds, hésitant entre
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