Le vétéran
couchée parmi les roseaux se tourna et posa sur eux un regard que le choc rendait inexpressif. L'éclaireur saisit le poignet de l'Irlandais et le força à pointer son arme vers le haut. La face grossière de Braddock, congestionnée par l'alcool, se rembrunit de colère.
- Ne la tuez pas, conseilla l'éclaireur, elle sait peut-être quelque chose. C'était la seule solution. Braddock s'arrêta et hocha la tête
après un instant de réflexion.
- Bien vu, mon garçon. On va l'amener au général comme trophée.
Rengainant son arme, il alla voir ce que faisaient ses hommes. L'éclaireur mit pied à terre et se glissa au milieu des roseaux pour soigner la fille.
Par chance, la blessure était nette : la balle tirée à bout portant l'avait fauchée dans sa course, traversant les chairs de la cuisse. Aux endroits o˘
elle était entrée et ressortie, on voyait un petit orifice rond. Avec son mouchoir, l'éclaireur lava la plaie et garrotta la jambe pour arrêter le sang.
quand il eut fini, il dévisagea la jeune fille, qui lui rendit son regard.
Des vagues de cheveux noirs comme corbeau descendaient sur ses épaules.
Dans ses grands yeux sombres flottait un voile de douleur et d'effroi.
Selon les critères des Blancs, toutes les Indiennes ne sont pas jolies, mais les plus belles d'entre elles se rencontrent parmi les Cheyennes.
La fille étendue au milieu des roseaux, ‚gée d'environ seize ans, était d'une beauté éthérée tout à fait remarquable. A vingt-quatre ans, l'éclaireur nourri de principes chrétiens n'avait jamais connu de femme dans le sens biblique du terme.
Le cour battant à se rompre, il fut obligé de détourner les yeux. Il la chargea sur son épaule pour l'emmener jusqu'au camp.
- Porte-la sur un poney, cria le sergent avant d'avaler une nouvelle lampée de whiskey au goulot de sa gourde. L'éclaireur secoua la tête.
- Sur le travois. Sinon elle va mourir.
Il y avait plusieurs travois près des cendres encore fumantes 222
des tipis. Fait de deux longs traits en bois flexible de pin lodge-pine que l'on croise sur le dos du poney, et d'une litière tendue de peau de buffle pour porter le fardeau, le travois constituait un moyen de transport particulièrement confortable, bien mieux adapté à un blessé que le chariot des Blancs qui tressautait sur chaque ornière.
L'éclaireur attrapa un des poneys qui erraient près du camp. H n'en restait que deux. Les cinq autres s'étaient échappés. La bête nerveuse se cabra lorsqu'il empoigna les rênes. Elle avait déjà flairé l'odeur de l'homme blanc, qui suffisait à rendre un pinto à demi fou. L'inverse était vrai aussi. Les chevaux des cavaliers de l'Union devenaient quasiment incontrôlables quand ils repéraient l'odeur corporelle de l'Indien des Plaines.
L'éclaireur souffla doucement dans les naseaux de l'animal afin de le calmer et de se faire accepter de lui. Dix minutes plus tard, il avait assujetti le travois et déposé la jeune blessée sur la peau de buffle, enveloppée dans une couverture. La patrouille commença alors à remonter la piste pour rejoindre le général Custer et le plus gros du 7e régiment.
C'était le 24 juin, en l'an de gr‚ce 1876.
Les germes de la campagne qui avait lieu cet été-là dans les plaines du sud du Montana dataient de plusieurs années. On avait fini par découvrir de l'or sur le territoire sacré des Black Hills, dans le Dakota du Sud, ce qui avait provoqué un afflux de chercheurs d'or. Cependant, les Black Hills avaient déjà été cédées à perpétuité aux Indiens Sioux. Furieux de ce qu'ils considéraient comme une trahison, les Indiens des Plaines se vengèrent en attaquant les chercheurs d'or et les convois de chariots.
Les Blancs réagirent très violemment à ces agressions. Des rumeurs de cruautés barbares, inventées pour la plupart ou grossies mille fois, portèrent leur colère à incandescence, et les Blancs se tournèrent vers Washington. La réponse du gouvernement consista à révoquer avec la plus grande désinvolture le traité de Laramie, confinant les Indiens des Plaines sur un ensemble de réserves aux terres ingrates, les miettes de ce qu'ils avaient initialement promis. Ces réserves se trouvaient dans le Dakota du Nord et le Dakota du Sud. Washington consentit également à la création d'un bloc connu sous le nom d'Unceded Territories. H s'agissait du terrain de chasse traditionnel des Indiens, qui foi-223
sonnait encore de buffles et de daims.
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