Le vétéran

pourtant...
    - Enfin, Ben, on est en 1977 !
    Si elle s'était attendue à un signe de tête évasif, elle en fut pour ses frais. Penchant la tête entre ses genoux, le jeune homme enfouit son visage dans ses mains. Sous la peau de daim, ses épaules commencèrent à trembler.
    Charlotte n'avait vu qu'une fois pleurer un homme adulte. Sur les lieux d'un accident de voiture, sur l'autoroute entre Bozeman et Billings. Elle se laissa tomber à genoux et lui posa les mains sur les épaules.
    - O˘ est le problème, Ben ? En quoi cette année vous dérange?
    Ben Craig avait déjà connu la peur, face au grizzli ou sur le coteau surplombant la Little Bighorn. Mais jamais rien de semblable à la terreur atroce qui l'envahissait. H finit par lui dire :
    - Moi je suis né en 1852.
    Elle ne ressentit aucune surprise. Elle savait depuis le début qu'il y avait un problème. Elle le serra entre ses bras et le pressa contre son cour en lui caressant les cheveux. C'était une jeune femme moderne, une femme de son temps. Elle s'était documentée sur le sujet. La moitié des jeunes Occidentaux se passionnaient pour les mystiques orientales. Elle connaissait à fond la théorie de la réincarnation, ou du moins les croyances qui s'y rattachaient. Elle avait lu des choses sur l'impression de déjà-vu qu'éprouvaient certaines personnes, persuadées d'avoir déjà vécu dans un lointain passé. C'était un vrai problème, ce phénomène 290
    d'illusion que la psychiatrie avait déjà abordé, et qu'elle continuait d'explorer. D existait des aides, des conseils, des thérapies.
    - Tout va bien, Ben, murmura-t-elle en le berçant comme un enfant. Tout va bien. «a va bien se passer. Si vous y croyez, c'est le principal. Restez avec nous au fort pendant l'été et on vivra tous comme au siècle passé.
    ¿ l'automne, vous pourrez venir avec moi à Bozeman, et je trouverai des gens capables de vous aider. Tout se passera bien pour vous, Ben, faites-moi confiance.
    Elle prit dans sa manche un mouchoir en coton dont elle lui tamponna le visage, débordant de compassion pour la détresse de ce garçon descendu des montagnes. Ds regagnèrent le fort ensemble. Dans la mesure o˘ elle portait des sous-vêtements de son époque et pouvait compter sur la médecine moderne en cas de coupures, contusions ou maladies, et o˘ elle savait que l'hôpital de Billings n'était qu'à quelques minutes d'hélicoptère, elle commençait à
    prendre go˚t à sa longue robe de coton, à l'existence simple qu'on menait dans le fort et aux activités quotidiennes qui l'occupaient. En plus, elle était s˚re désormais de décrocher son doctorat.

    Tout le monde était tenu d'assister aux conférences du ´ major ª Ingles. Vu la douceur du mois de juin finissant, il les donnait sur le terrain de manouvre, son auditoire installé sur des bancs en face de lui, son chevalet et ses documents iconographiques à portée de main. Une fois plongé dans la véritable histoire de l'Ouest, il était dans son élément.
    Au bout de dix jours, il évoqua la période des guerres des Plaines. Il avait exposé derrière lui des portraits grand format des chefs sioux les plus connus. Ben Craig se retrouva devant une photo agrandie de Sitting Bull, prise à la fin de sa vie. Après avoir cherché asile au Canada, le sorcier hunkpapa était rentré aux …tats-Unis, se jetant avec les survivants de son peuple entre les griffes de l'armée américaine. Le cliché en question avait été pris peu de temps avant qu'il soit tué.
    - Un des chefs les plus curieux était celui des Oglalas, Crazy Horse, expliqua le professeur. Pour des raisons personnelles, il a toujours refusé
    de se laisser photographier par les Blancs. H pensait que l'appareil photo lui déroberait son ‚me. C'est par consé-291
    quent le seul dont nous ne possédions pas de portrait. Nous ne connaîtrons donc jamais son apparence.
    Craig ouvrit la bouche et la referma aussitôt.
    Au cours d'une autre conférence, le professeur décrivit en détail la campagne qui avait abouti à la bataille de Little Bighorn. C'est de cette façon que Craig apprit ce qu'il était advenu du major Reno et de ses trois compagnies, et comment le capitaine Benteen était revenu des badknds pour les rejoindre sur la colline assiégée. Il fut heureux de découvrir que la plupart d'entre eux avaient été sauvés par le général Terry.
    Le professeur consacra sa dernière conférence au rassemblement des groupes disséminés de Sioux et