Le vétéran
n'avaient vu le blessé que les yeux fermés. Le portraitiste les ouvrit et voilà qu'un homme les regardait. Un homme qui avait été vivant et dont ne
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subsistait désormais qu'un tas de chair meurtrie et couturée enfermé dans un frigo de la morgue.
Luke Skinner intervint. Il connaissait un fonctionnaire haut placé du Scotland Yard Press Office, auquel il demanderait une pleine page dans VEvening Standard du lendemain. Plus tard dans la soirée, il alla voir avec lui le principal chroniqueur judiciaire du journal. Le mois d'ao˚t était une période creuse, ce n'était un secret pour personne. Les nouvelles ne se bousculaient pas et cette affaire remplirait quelques pages. Le chroniqueur judiciaire accepta de la couvrir. Il voyait déjà son gros titre : BATTU
¿ MORT. LE CONNAISSIEZ-VOUS ? Un encadré accompagnerait le portrait, fournissant un signalement détaillé qui insisterait sur la fracture de la jambe et de la hanche droites et sur la claudication prononcée. Skinner savait qu'ils ne pouvaient espérer davantage et que c'était leur dernière chance.
Neuvième jour : mercredi
Seul journal du soir, VEvening Standard couvre de manière assez exhaustive les événements de la capitale et d'une grande partie du Sud-Est. Skinner eut de la chance. Les nouvelles des dernières vingt-quatre heures étaient particulièrement maigres et le Standard imprima le portrait en première page. CONNAISSIEZ-VOUS CET HOMME ? demandait le gros titre. Le lecteur était invité à regarder à l'intérieur pour plus de détails. L'encadré
indiquait l'‚ge approximatif du défunt, sa taille, sa carrure, la couleur de ses yeux et de ses cheveux, les vêtements qu'il portait le jour de l'agression. Il suggérait également que la victime venait du cimetière du quartier, o˘ elle avait déposé des fleurs sur la tombe d'une certaine Mavis Hall, et qu'elle s'était fait attaquer en retournant à l'arrêt de bus. Les informations décisives étaient la fracture remontant à une vingtaine d'années et la claudication.
Pleins d'espoir, Burns et Skinner patientèrent toute la journée, mais personne ne se manifesta. Rien non plus le lendemain ni le surlendemain.
Leurs espoirs s'amenuisaient.
Un permis d'inhumer fut sollicité et immédiatement refusé. Le coroner n'autorisait pas la municipalité à faire inhumer un individu non identifié, au cas o˘ quelqu'un se présenterait.
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- C'est à la fois bizarre et très déprimant, patron, fit Skinner à Burns sur le chemin du commissariat. On a beau habiter une putain de grande ville comme Londres, avec des millions de gens tout autour, si on reste dans son coin comme il a d˚ le faire, personne ne remarque notre existence.
- H doit bien y avoir quelqu'un. Un collègue, un voisin. Probablement parti en congé. Saleté de mois d'ao˚t.
Dixième jour : jeudi
L'Honorable James Vansittart, avocat de la Couronne, se tenait devant la baie vitrée de son cabinet, le regard perdu vers la Tamise, par-delà les jardins. ¿ cinquante-deux ans, il était un des plus brillants avocats du barreau londonien. H était devenu avocat de la Couronne à l'‚ge de quarante-trois ans seulement, chose d'autant plus remarquable qu'il n'exerçait que depuis dix-huit ans. La chance et ses propres compétences l'y avaient aidé. Dix ans auparavant, assistant d'un avocat de la Couronne beaucoup plus ‚gé qui était tombé malade au cours d'une affaire, il avait fait la gr‚ce de plaider comme avocat général à un juge qui ne voulait pas reprendre le procès à zéro. Les Chambers de l'avocat de la Couronne avaient accepté de prendre le risque. Us ne l'avaient pas regretté, puisque le défendeur avait été triomphalement acquitté. Le barreau avait reconnu que les talents oratoires de Vansittart avaient motivé la décision du jury, et les preuves ultérieures de l'innocence de l'accusé n'avaient rien g‚té à
l'affaire.
L'année suivante, il avait brigué le titre d'avocat de la Couronne sans rencontrer de grandes résistances auprès du ministère de la Justice, alors entre les mains d'un gouvernement conservateur. Son père, le comte d'Essendon, en tant que whipl du parti tory à la Chambre des Lords, fut sans doute un appui non négligeable. H se disait beaucoup au barreau et dans les clubs de St James que le fils cadet du comte d'Essendon avait de l'étoffe. En plus il était intelligent, mais là il n'y était pour rien.
Se détournant de la fenêtre, il alla à son bureau et
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