Le vétéran
temps de refroidir et une pellicule se forma sur son café. Voici ce que disait la lettre : Ćher Mr Slade,
´Je pense que vous savez à présent qu'avant de partir en vacances, Mr Leigh-Travers m'a chargé de regarder une petite peinture à l'huile. Soi-disant victorienne, et exécutée en Angleterre. J'avoue que la t‚che s'est révélée stimulante et finalement
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exaltante. ¿ première vue, la peinture censément intitulée La Gibecière est consternante de laideur et ne présente pas le moindre intérêt. Rien de plus qu'une cro˚te peinte par un amateur sans talent du siècle dernier. C'est le panneau de bois qui lui sert de support qui a attiré l'attention d'Alan, et c'est donc sur lui que je me suis concentré.
´J'ai retiré la peinture de son encadrement victorien afin d'en faire un examen minutieux. Selon toute évidence, il s'agit d'un bois de peuplier très ancien. J'ai découvert sur les bords de vieilles traces de mastic ou de colle, qui suggèrent que le panneau a été séparé d'un ensemble plus important, peut-être un retable. ´ J'ai prélevé un infime éclat de bois au dos du panneau et je l'ai soumis à des tests afin de définir au plus près la date et le lieu d'exécution. Vous n'ignorez pas que la chronodendrologie n'est pas applicable au bois de peuplier. Contrairement au chêne, il n'a pas de cernes qui permettent de déterminer son ‚ge. Néanmoins, la science a de nos jours plus d'une corde à son arc.
´J'ai réussi à établir que le morceau de bois en question venait très probablement d'une zone située entre Sienne et Florence, et que l'arbre dont il est issu avait d˚ être abattu et débité autour de 1425. Un examen au microscope électronique à balayage a dévoilé de minuscules encoches et des traces laissées par la scie de l'ouvrier. Une imperceptible irrégularité de la lame a créé des marques identiques à celles qu'on a découvertes sur des panneaux de la même époque, originaires de la même région. Cela prouve qu'il provient de la scierie de Toscane o˘ se fournissait un des plus grands maîtres de ce temps.
´J'étais convaincu que la composition victorienne - deux perdrix mortes et un fusil de chasse - recouvrait une oeuvre bien plus ancienne. En détachant un tout petit fragment de peinture, assez minime pour qu'on ne le remarque pas à l'oil nu, je me suis rendu compte que la couche inférieure n'était pas de la peinture à l'huile mais de la détrempe.
´J'en ai prélevé un fragment encore plus infime, et une analyse spectrale poussée a révélé la combinaison exacte de composants utilisée par plusieurs maîtres de cette période. J'ai finalement passé la peinture aux rayons X
afin de savoir ce qui se cachait
dessous. Úne détrempe se dissimule là-dessous, et seule l'épaisseur de 138
la couche grossièrement appliquée par le barbouilleur victorien empêche qu'on la distingue parfaitement.
Ón voit à Parrière-plan un paysage bucolique typique de la période mentionnée, avec des collines doucement arrondies et un campanile. Au second plan, une route ou un chemin semble déboucher d'une vallée peu profonde. L'unique personnage, d'inspiration manifestement biblique, occupe le premier plan et regarde droit vers le spectateur.
´Je ne suis pas en mesure d'identifier précisément l'artiste, mais vous avez peut-être là un chef-d'ouvre caché, venu tout droit de la région et de l'époque de Cimabue, Duccio ou Giotto.
Ávec mes sentiments les meilleurs, Steven Carpenter. ª
Fasciné, Peregrine Slade demeurait immobile, la lettre posée devant lui sur la table. Cimabue, ô Seigneur... Duccio, les larmes du Christ... Giotto, les flammes de l'Enfer...
Lui revinrent en mémoire deux découvertes récentes, qui à son très grand regret avaient été faites par Sotheby's. Dans un manoir des côtes du Suffolk, un de leurs experts avait trouvé au fond d'une vieille armoire un panneau de ce genre, o˘ il avait cru deviner la facture d'un maître. On s'était aperçu qu'il s'agissait d'un Cimabue, recherché entre tous, et il s'était vendu plusieurs millions.
Plus récemment encore, un autre expert de Sotheby's avait procédé à une estimation du contenu de Castle Howard. Dans un portfolio de dessins oubliés, qu'on croyait sans valeur, il avait repéré le portrait d'une femme en pleurs, la tête enfouie dans les mains. H avait demandé alors qu'on le soumette à une expertise plus pointue. Ignoré depuis trois siècles, le dessin
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