Le Voleur de vent
les branches des arbres qui séparaient l’auberge du bord de la rivière.
Le comte eût aimé parler à Isabelle de la
douleur qui lui venait à constater que leur amour coïncidait avec événements
historiques qui ne permettaient point complètement à leurs cœurs de s’épancher,
combien il le regrettait et se promettait de rattraper le temps perdu dès
bientôt. Car qu’il parvînt à sauver le roi ou qu’un sort contraire l’en
empêchât, il ne souhaitait plus que partager sa vie entre celle qu’il aimait et
sa mission qui consistait, sur Le Dragon Vert, à faire en sorte qu’en
mer, la loi du plus fort ne s’impose pas au détriment de la justice.
Était-elle un peu sorcière ?… En tout cas,
voyant bien son embarras, elle lui sourit en disant :
— Je sais combien tu m’aimes, tu sais
comme je t’aime en retour. Je ne te blâme pas de ce que nous vivons, ta cause
est la mienne. Aimons-nous très fort comme nous pouvons en ces circonstances et
sauvons le roi pour quitter au plus vite ce Paris qui tant m’effraie.
Il lui prit la main, la porta à ses lèvres et
répondit d’un ton plus sombre qu’il né l’eût souhaité :
— Sauver le roi !… Nul n’y croit
plus !… Regarde en cette ville tous ces étrangers qui brusquement s’y
pressent, ces inconnus, ces hommes venus don ne sait où… Qui sont ils ?… Que
viennent-ils chercher ici ?
À son tour, elle porta la main de l’amiral à
ses lèvres.
— Peut-être sont-ils venus pour le sacre ?…
C’était événement attendu en toute l’Europe.
— Je crois autre chose. Vois-tu, tout se
déroule comme si chacun savait demain la mort du roi inévitable, à commencer
par lui. Et nul ne se révolte, tous feignent de poursuivre vie ordinaire… Pourtant,
cette ville est nerveuse.
— Demain…
— Oui, demain. Après, le roi sera aux
armées, plus exposé aux boulets, mais mieux protégé contre poignards assassins
dissimulés sous les capes.
Elle sembla un instant rêveuse.
— Demain, quatorze de mai de l’an de
grâce 1610…
Cette phrase fit aussitôt réagir le comte de
Nissac :
— Fey des Étangs, qui n’est point sot, m’a
fait remarque étrange concernant cette date… Et plus exactement le chiffre
quatorze.
Il observa nouveau vol de chauves-souris en le
clair de lune à présent d’un blanc jaunâtre. Qui donc, à cette heure, pouvait
ainsi les déranger en les tours de Notre-Dame ?… Nissac pensa à un
arquebusier tireur des toits prenant tôt position en le projet d’abattre le roi
le lendemain, puis il chassa cette idée et poursuivit :
— Fey des Étangs remarque que cette
journée du quatorze de mai 1610 devrait être fatale au roi car il y a quatorze
lettres en le nom d’Henri de Navarre comme d’Henri de Bourbon qui tous deux
désignent notre monarque. Il est né un quatorze de décembre 1553, la somme des
chiffres de cette année-là étant aussi quatorze et s’il meurt demain quatorze
de mai 1610, il aura vécu quatre fois quatorze ans, quatorze semaines et quatre
fois quatorze jours. Sa première femme, la reine Margot, est née le quatorze de
mai 1552 et c’est le quatorze de mai 1588 que les Parisiens se révoltent. S’il
remporte la victoire d’Ivry un quatorze de mars 1590, il fut battu en les
faubourgs de Paris un quatorze de mai de la même année. Cette année-là encore, le
pape Grégoire XIV publie bulle le quatorze de novembre l’excluant du trône, bulle
enregistrée par le Parlement le quatorze de novembre 1592. Le quatorze de
novembre 1599, il obtient soumission du duc de Savoie et c’est le quatorze de
septembre 1606 qu’on baptise le dauphin. Pour Fey des Étangs, la chose n’est
point douteuse : il mourra demain quatorze de mai.
Nissac se tut.
Ils échangèrent un long regard. Dehors, on
entendit le cri d’une chouette tandis qu’un inexplicable courant d’air
soufflait brusquement les deux bougies.
— J’ai froid !… dit-elle.
— Rentrons !…
L’ambrosien, suivi
des deux étrangers qui baissèrent leurs arquebuses tant légères, s’approcha des
mannequins qui avaient été touchés en pleine tête, malgré la distance. Il se
retourna vers l’homme venu de Syracuse et celui arrivé de Moldavie, sans doute
deux des meilleurs tireurs existant au monde.
— Je suis très satisfait !… Le
travail achevé, vous repartirez immédiatement, mais fort riches, vers vos
lointains pays.
Les deux tireurs d’élite échangèrent
Weitere Kostenlose Bücher