Le Voleur de vent
choses n’iraient
pas, une fois encore, en grande simplicité. En outre, quoi qu’il pensât des
loups-garous, et en tout cas rien qui jusqu’ici n’inclina à la moindre
indulgence, il ne pouvait s’empêcher de s’étonner que l’un d’eux fût demeuré
près de son camarade blessé alors qu’il ne devait guère s’illusionner sur le
sort qui l’attendait.
Pour l’amiral, outre que semblable
comportement indiquait que tout sentiment d’humanité n’avait point déserté l’âme
de cette créature, pareille attitude correspondait à sa propre morale : on
n’abandonne point ses blessés ni même ses morts à l’ennemi. Et, en ce cas, c’était
pousser la noblesse extrêmement loin et que pareil exemple vienne de ces
pauvres fous assoiffés de sang ne grandissait pas les hommes qui se prétendent
exempts de reproches sans qu’en toute leur vie on notât jamais si haute tenue
sur les principes.
« Rouge » se tenait cambré, fier, toujours
les mains sur les épaules de son camarade blessé. Indifférent aux dix arquebuses
braquées sur lui, il ne regardait que Nissac et parla d’une voix assurée :
— En des temps lointains, je fus marquis
de Saint-Alban de Luinen et mon infortuné camarade capitaine des plus courageux
en un régiment d’Auvergne.
Nissac répliqua froidement :
— Ce n’est point cette partie-là de votre
vie qui m’intéresse. Qui vous mena en les dérèglements où vous vous trouvez à
présent ?
« Rouge » tourna sa belle tête de
loup vers le soleil en son déclin puis, avec lassitude :
— Folie, fatigue, effroyable enfance, dégoût
de soi, peur, accablement, vanité des choses humaines…
— Qu’espérez-vous ?… demanda Nissac
de cette voix qu’il savait rendre glacée.
— Pour moi, rien. Je ne cherche point
votre compréhension, ayant de longtemps renoncé à me comprendre moi-même. Mais
s’il est quelque part en ma malheureuse âme souillée parcelle d’innocence, il
en est bien davantage encore chez celui-là qui ne peut plus marcher et se
trouve livré tout entier à cette vieille et horrible terreur qui depuis la nuit
des temps tient en sa main glacée le pauvre cœur des hommes, eussent-ils été
déchus au point de devenir mi-homme, mi-loup.
— Qu’espérez-vous ?… répéta
froidement l’amiral, ses yeux gris ne quittant point le loup-garou.
— Être tués tous les deux ici, par vous. Échapper
aux mains des paysans, bourgeois et gueux qui nous feront subir pires supplices
avant que de nous brûler vifs.
Nissac sentit le regard lourd d’Isabelle posé
sur lui. Il devina davantage qu’il ne la vit la ligne des arquebuses qui
fléchissait. Il songea alors que la torture et le feu ne vengeraient point les
victimes, n’apprendraient rien à ceux-ci qui allaient mourir et, une fois
encore, flatteraient ce qu’il y a de plus vil chez les hommes : le goût de
la cruauté.
Sa voix, lorsqu’il s’adressa à « Rouge »,
fut moins dure :
— Faites lever votre camarade.
Puis, tandis que « Rouge » aidait « Bleu »
à se mettre debout, l’amiral se tourna vers ses hommes :
— Sur deux lignes !… Première ligne,
un genou à terre !…
« Rouge » soutenait « Bleu »,
lui ayant passé le bras autour des épaules. Mais l’ancien capitaine fit effort
pour ne point tomber. Retrouvant usages militaires qu’il avait jadis connus, il
entendait à présent mourir avec dignité.
— Hon !… Hon !…
« Rouge », voilant ironie légère, ajouta :
— Ce sera le mot de la fin !…
Nissac ébaucha un sourire, ignorant qu’il en
allait de même, sous la tête de loup, pour le marquis de Saint-Alban de Luinen.
Il abaissa le bras qui tenait l’épée.
On fit feu, et tous visaient les poitrines.
Foudroyés, le cœur éclaté, les deux loups-garous
s’effondrèrent et, pendant quelques instants, nul ne bougea car en grande
fascination de l’irrémédiable.
Nissac replaça en le fourreau son épée qui
avait commandé le feu puis, d’un ton las :
— Qu’on les enterre ici même où ils sont
tombés et sans perdre un instant. Que nul ne leur ôte leurs têtes de loup et qu’ils
emportent leur terrible mystère en l’au-delà.
Il sentit à cet instant la main d’Isabelle en
la sienne.
101
Dès les premiers temps qui suivirent la mort d’Henri
quatrième, le duc de Sully sentit que c’en était fini du pouvoir, au reste
exorbitant, qui avait été le sien.
La reine le ménageait
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