L'Église de Satan
construction, Aude
de Lavelanet. Si le monde est mauvais, je suppose qu’il nous faut le changer, jusqu’à
renverser les ordres existants, peut-être. Mais comment le changer si, ici-bas,
Satan est et sera toujours tout-puissant ? Comment le changer, si cette
religion nous interdit radicalement toute forme de violence ? Quelle
alternative, enfin, proposez-vous ? Nous voici livrés aux chimères, aux
seules forces aveugles, à une succession de hasards, là où notre liberté n’a
plus de place… Il n’est d’autre solution que de fuir ce monde, de se retrancher
derrière une ascèse des plus strictes… Oui, vous fuyez, Aude de Lavelanet… L’esprit
et la charité ne peuvent admettre de laisser la place au corps…
Il fit une pause, avant de reprendre :
— Le corps, Aude, cette chair à
laquelle vous niez l’espérance de toute résurrection, niant du même coup celle
du Christ, le sens de son martyre et celui de l’Eucharistie… Ce corps qui est
vôtre, qu’en rien il ne faut sauver, ce corps promis au nihil… Et les
hommes, libérés de leur gangue, de leurs enveloppes, comme des papillons de
leur chrysalide, passeraient d’existence en existence, leur âme seule se
réincarnant en ce monde, jusqu’au Jugement final ?… Mais que faites-vous
du corps du Christ lui-même, Aude ? Il ne saurait être rien pour
vous !
— C’est la charité du Christ qui est la
source de ma foi.
Danger, pensa Escartille.
Il le sentait, ce danger, il le sentait monter, grandir ; mais il ne
comprenait pas où l’autre voulait en venir.
Étienne sourit. Il inspira lentement, puis
assena :
— N’est-il pas vrai, Aude, que votre foi,
cette foi ardente, que vous dites si belle et si grande, qui vous rend si
prompte à dénoncer le monde comme étant l’œuvre du Mal, recommande aux
personnes ordonnées comme vous de demeurer pures ? N’est-il pas vrai qu’elle
exige de vous de respecter en tous points la chasteté qui fait votre règle, chasteté
qui procède de cette corruption naturelle de la chair, damnée par avance ?
Aude cligna des yeux à plusieurs reprises.
Pour la première fois, elle sembla hésiter.
— Cela est vrai.
Étienne de Saint-Thibéry passa fugitivement
une main sur sa joue.
— Bien… N’est-il pas vrai qu’en dehors de
votre socià, cette suivante, adjointe, confidente avec laquelle vous ne
cessiez de vous déplacer de forêt en forêt, se trouvait également un homme, et
plus exactement…
Étienne de Saint-Thibéry fit un geste en
direction des soldats postés près des portes qu’Aude avait franchies, avant de
venir à la barre. On introduisit alors dans la salle un homme d’une trentaine d’années,
que l’on avait manifestement torturé, lui aussi. Il portait une chemise blanche,
ouverte sur son torse dégoulinant de sueur, des braies maculées de terre, des
chausses trouées. En voyant le regard interloqué de la parfaite, il baissa les
yeux, hochant la tête et retenant ses larmes.
— … Et plus exactement cet homme-là, Jean
de Montréal, agent de liaison lui aussi pour le compte de votre secte, entre
les communautés de Mirepoix, de Lavelanet et de Carcassonne ?
Héloïse, sur les gradins, plissa les yeux. Cet
homme n’était autre que le mystérieux personnage venu parler à son père, dans
la foganha de la maison, avant qu’elle ne s’enfuie à son tour ; ce ductor qu’elle avait suivi de Lavelanet à Pamiers, et qui, contrairement à
Forças, avait jusque-là échappé à la mort. Débarrassé de son manteau noir et de
son bâton, il avait perdu toute noblesse.
La parfaite cligna encore des yeux, sa bouche
s’agrandit de stupeur.
Elle avait compris.
Ses mains tremblèrent sur le barreau de bois.
— Vous ne répondez pas… Cet homme-là n’était-il
pas dans la forêt de Pamiers avec vous ?
— Il… Il y était, dit Aude dans un
souffle.
— Bien, dit Étienne de Saint-Thibéry. Nieriez-vous,
à présent…
Et il s’approcha du barreau, le sourire aux
lèvres, les yeux brillants :
— Nieriez-vous qu’en la forêt de Pamiers,
vous avez entretenu avec cet homme un commerce charnel, oui, charnel, au mépris
des règles que vous vous étiez fixées, vous, parfaite, exemple irréprochable de
pureté et de chasteté en ce bas monde ? Nieriez-vous que cet homme a posé
les mains sur vous ? Et je demande à la foule, ici, de me pardonner cette
misérable évocation, nieriez-vous qu’il a caressé votre poitrine, soulevé
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