L'Église de Satan
pensant à Arnaud-Amaury et aux tourmentes d’autrefois. Il
était là, droit sur son destrier, levant sa main gantée au milieu des piques
des soldats. Aude fut conduite au-dessus des branchages amoncelés autour d’un
lourd poteau de bois solidement ancré dans le sol. Elle y monta, les traits
déchirés ; on eût dit que son visage allait glisser sur les os de son
crâne, se liquéfier pour se répandre devant elle. Des soldats l’attachèrent, autour
du cou, de la poitrine, de la taille, des bras et des pieds. La population se
mit à hurler, se pressa en avant. Deux corps de troupes entourèrent aussitôt le
bûcher.
— Je vous maudis, juges prévaricateurs !
Je vous maudis jusqu’à la fin des temps ! hurla Aude. Que Dieu ait pitié
de vous, car pour moi, c’est au-dessus de mes forces !
Et le brasier fut allumé.
Héloïse fendit la foule.
Elle jouait des coudes, donnait des coups
de pied, écartait les gens de ses mains.
Sur un signe d’Escartille, Aimery s’élança à
sa suite.
— Aude ! Aude, ma sœur ! C’est
moi, Héloïse ! Je suis là, tu m’entends ? Je suis là !
Rien ne l’arrêtait, Aimery avait peine à la
suivre ; elle se retrouva au premier rang, le déborda, fut seule devant un
cordon de soldats. Elle écarta les bras.
— Je suis là, dit-elle en pleurant,
tandis que la fumée faisait tousser Aude, et que les flammes commençaient de la
dévorer.
Du balcon des auberges, du clocher des églises,
et de toutes les maisons entourant ce parvis où la population citadine s’était
massée, sans plus oser crier ni se manifester, on la vit. Cette femme, seule, devant
une autre qui commençait de brûler. Son voile s’envola soudain dans un vent
froid, et fut un instant transporté par les courants d’air, souple, transparent,
ondulant.
Le voile s’échoua sur le sol.
Aude avait un moment baissé le menton, sentant
la fumée pénétrer ses poumons, les premières flammes s’approcher de ses pieds. Elle
releva les yeux, et vit à travers le double rideau de ses larmes et du feu le
visage de sa sœur. Ses lèvres tremblèrent ; elle se crut en face d’un ange,
elle crut soudain qu’elle était déjà morte, ou que Dieu, en ces instants
ultimes, lui envoyait un dernier signe, un dernier message. Immobile, incapable
de bouger, ni même de parler, elle garda ses yeux faibles rivés sur cette
apparition. Mais c’était bien elle, c’était bien Héloïse ! Héloïse en
train de danser, derrière les langues de feu.
Les deux sœurs s’échangèrent ainsi un dernier
regard, et le temps n’existait plus.
— Je t’aime, dit Héloïse.
Et elle vit qu’Aude lui répondait :
— Merci, ma sœur, je t’aime, moi aussi.
Que Dieu soit avec toi.
Aude poussa un dernier hurlement
Le feu coupa leur regard.
Héloïse se tourna à droite, puis à gauche.
Hébétée.
Vacillante.
La population bruissait autour d’elle. Héloïse
la voyait à peine, elle ne voyait plus tous ces gens rassemblés pour assister à
l’holocauste.
Seigneur, qu’est-ce donc que cette terre ?
Aguilah la regardait du haut de sa monture.
Aimery avait rejoint la jeune fille. Il lui
mit la main sur l’épaule.
La bouche d’Héloïse se déforma de haine. Saisie
d’hystérie, elle s’apprêtait à se jeter sur l’évêque de toutes ses forces, à
sortir ses griffes.
Et Aguilah, le visage de marbre, la fixait
toujours du regard.
Aimery et l’évêque croisèrent ce fer
silencieux. Le jeune homme, les yeux noirs, brûlants, jura de lutter jusqu’à
son dernier souffle contre celui qui les contemplait tous deux depuis son
cheval.
— Pas maintenant, souffla Aimery à
Héloïse. Pas maintenant, il nous tuerait tous.
Il voulut la faire reculer, elle tint
solidement, inébranlable, sans bouger. Seule son épaule, sous la pression d’Aimery,
décrivait un angle bizarre.
— Pas maintenant.
Puis, entraînée, elle fit un pas en arrière.
Mais ils ne se quittaient toujours pas des
yeux.
Aguilah aurait pu les faire saisir à l’instant.
Il jugea que ces jeunes fous, sans doute des proches de l’hérétique que l’on
venait de brûler, ne méritaient pas cet honneur. D’un geste de dédain, il fit
signe aux gens de sa suite, qui tournèrent leurs chevaux avant de s’en aller, d’un
port altier, vers d’autres procès et d’autres bûchers.
Escartille, à son tour, avait rejoint
Héloïse et Aimery. Il les entoura de ses bras.
Ils restèrent ainsi devant le
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