L'Église de Satan
chant funèbre rime chaque seconde
Avec l’écho tenace des souffrances du monde. »
ESCARTILLE DE PUIVERT,
Chanson albigeoise, « Le Livre de Vie ».
Sept heures .
Six heures.
Cinq heures.
Quatre heures…
Nous allons tous
mourir.
Il faisait encore nuit.
C’était le 16 mars 1244.
Escartille gravit quatre à quatre les
marches taillées dans la pierre et franchit l’arche des portes monumentales, en
faisant signe aux guetteurs disséminés sur le chemin de ronde. Il ôta le
capuchon qui lui recouvrait le visage et posa son bâton non loin de lui. Les
pans de sa cape frémirent dans le vent. Il fut bientôt conduit à l’ombre des
murs de pierre, où il rejoignit son fils Aimery, jeune chevalier défenseur de
la cause hérétique. Un autre parfait se trouvait là, en robe noire. En arrivant
devant lui, Aimery fit son melhorament, s’agenouillant par trois fois en
demandant sa bénédiction au ministre cathare.
— Bon chrestian, balhatz-nos la
bénédiction de Dieu et de vos !
— Ajatz-la de Dieu e de nos !
Une porte était dissimulée non loin d’eux. Avant
de laisser Escartille et son fils pénétrer à l’intérieur de l’enceinte, le
parfait, la gorge nouée, s’approcha d’eux.
— C’est l’heure, n’est-ce pas ?
— Le moment est venu, dit Escartille, retenant
ses larmes.
— La cérémonie s’achève.
C’était le moment de la dernière
ordination. Bertrand Marty officiait.
Cet instant n’avait pas seulement valeur de
symbole. Il n’était pas seulement un cri réitéré de renoncement au monde. C’était
par lui que s’était scellé le destin de l’Occitanie.
Les hérétiques.
Ils abjurèrent un par un la foi catholique
dans laquelle ils avaient été élevés. Ils clamèrent qu’ils entraient de tout
cœur dans l’Église cathare. Ils s’écrièrent d’une même voix qu’ils refuseraient
d’abjurer, qu’ils soient menacés par le feu, ou torturés et livrés aux
souffrances des hommes. Il y eut un silence, puis les membres de l’assemblée se
prosternèrent par trois fois. Leurs visages étaient blêmes, leurs traits tendus.
Ils sortaient d’une longue abstinence, qui n’était plus seulement due au jeûne
que recommandait leur foi, cette terrible endura, mais à ce siège
interminable qui les avait conduits au bord de l’épuisement. Ils s’étaient
regroupés ici comme une cohorte de fantômes, les yeux brûlants, la terreur
vissée au ventre. Les postulants s’agenouillèrent. Ils furent absous. Bertrand
s’approcha d’eux, plaça l’Évangile sur leur tête et procéda à l’imposition des
mains. Les croyants récitèrent deux fois le Pater, puis les membres de l’assemblée
se donnèrent tour à tour le Baiser de Paix.
Lorsque tout fut achevé, Escartille et Aimery
se dirigèrent vers l’évêque. Bertrand était assis dans un fauteuil profond, une
main ballante auprès de l’accoudoir.
Il avait le front couvert de sueur.
Il releva les yeux vers Escartille.
— Que Dieu nous pardonne, souffla-t-il. Escartille,
tu sais ce qu’il te reste à faire. Montségur abrite encore le plus sombre des
trésors… Sauve-le, Escartille ! Tu m’entends ?
Il se pencha, son regard vibrant d’une rare
intensité :
— Sauve-le.
Puis il considéra les visages autour de lui, les
traits figés dans une angoisse mortelle.
— Allons, dit-il simplement. Nous ne
pouvons plus renoncer.
Et il ajouta :
— La mort nous appelle.
Les hérétiques.
Escartille se tourna vers Aimery :
— Retourne voir Héloïse. Vite ! Tu
ne dois plus la laisser un seule seconde. Et attendez-moi encore quelques
instants.
Aimery s’en fut aussitôt, les pans de sa cape
volant derrière lui.
Escartille alla trouver les hommes qui
devaient l’accompagner dans sa fuite. Amiel Aicart, Peytavi et Hugon, ainsi que
l’un des derniers messagers des cathares. Ils avaient préparé des rouleaux de
cordes, des crochets et quelques provisions pour leur route. Les reliques
avaient été soigneusement enveloppées dans du linge, lui-même protégé par une
couverture ; le tout tenait dans un simple baluchon vert.
— Allez-y, dit Escartille. Gagnez les
souterrains et tenez-vous prêts. Nous descendrons dès mon retour.
La flamme de la bougie dansait devant les
yeux de Bertrand Marty.
Il regarda une dernière fois sa bibliothèque.
Des milliers de feuilles de parchemin, de
rouleaux enluminés. Non. Il ne les laisserait pas à la bêtise des croisés.
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