L'Église de Satan
Innocent III
n’attendait que le moment propice pour agir, et les nouvelles que le légat lui
adressait en ce jour ne l’irriteraient que davantage. Pierre était conscient
des enjeux : si la guerre éclatait, si les manœuvres diplomatiques venaient
à échouer, c’était toute la chrétienté d’Occident qui risquait d’être mise en
cause. Le Languedoc avait valeur de symbole, mais ce pays n’avait pas l’apanage
de l’hérésie. Les témoignages qui convergeaient vers Innocent, de tous les
coins d’Europe, étaient accablants. La Hongrie, la Croatie, la Bosnie, l’Esclavonie,
l’Istrie, la Dalmatie, l’Albanie, la Bulgarie, la Macédoine, la Thrace étaient
autant de territoires où la religion cathare pouvait s’épanouir sans mal. L’Italie
elle-même avait ses foyers d’hérétiques, à Sorano, Vicence, Milan, Brescia, Vérone,
Florence, Ferrare ! Quelques années plus tôt, une assemblée des Églises
hérétiques européennes s’était tenue ouvertement à Saint-Félix, aux confins du
comté de Toulouse, sous la présidence d’un de leurs évêques, Nicétas de
Constantinople. Une assemblée des hérétiques européens ! Qu’avaient-ils pu
se dire, dans les antichambres et les prétoires de Saint-Félix ? Quelles
négociations avaient-ils menées, quels secrets s’étaient-ils échangés ?
Pierre fut arraché à ses pensées par l’arrivée
d’un jeune homme.
C’était l’un des éphèbes de sa suite, au
visage glabre, vêtu d’une tunique rouge.
— Nous sommes prêts pour le départ, Monseigneur.
— J’en aurai bientôt fini. Prévenez mon
ami de Couserans que nous le rejoindrons dans une heure. D’ici là, faites-nous
préparer quelque chose à manger ; j’ai faim et n’ai rien avalé depuis hier
midi.
Le garçon obtempéra et tourna les talons.
Pierre reprit la plume. À côté de lui, assis
sur son tabouret, Frère Bertrand avait faim lui aussi. Cheminer sur les routes
d’Occitanie donnait de l’appétit. Mais il avait l’estomac noué et, tandis que
Pierre écrivait sur son rouleau de parchemin, courbé en avant, il avait peine à
refréner ses craintes. Comme s’il lisait dans ses pensées, le légat lui dit
soudain :
— Il s’agit bien d’une contre-Église, Frère
Bertrand. Il ne faut pas s’y tromper. Naturellement, notre clergé m’a édifié
par des récits épouvantables… Ces cathares sont des fils de Satan, à n’en pas
douter… On m’a rapporté que certains d’entre eux répandent leurs excréments sur
les murs et les autels des églises, que d’autres, d’autres… Dieu me pardonne… d’autres pissent depuis les balcons sur la tonsure des moines…
Frère Bertrand passa la main sur son crâne
dégarni en faisant la grimace. Il se signa.
— … La tonsure des moines, répéta-t-il.
— On me dit que les hommes de
Raymond VI sont allés jusqu’à arracher un à un les membres d’un chanoine, avant
de s’en servir pour piler des épices ; que Raymond VI lui-même, lorsqu’il
va à la messe, s’amuse à faire singer par son bouffon la montée en chaire et
les sermons des abbés. Tout cela n’est sans doute pas faux, Bertrand ; mais
nous savons bien que ces anecdotes promptes à révulser les foules sont
coutumières, en ces circonstances… La vérité est bien pire, mon ami. Elle va
au-delà de simples coups d’éclat. La vérité est que la foi hérétique a conquis
les âmes de ce pays.
— Les âmes de ce pays… répéta Bertrand, pensif.
Pierre ferma le poing. Les bagues à ses doigts
étincelèrent sous un rayon de soleil.
— Les cathares ! Il n’y a pas d’issue.
Nous devrons les détruire, exterminer une population tout entière ! Seigneur,
c’est de cela qu’il s’agit.
Bertrand hocha la tête.
— Oui. C’est bien de cela.
Pierre ne savait que trop comment
expliquer cet incroyable succès. Les cathares avaient leur théologie, et leur discours
savait impressionner les âmes émotives. Pierre avait eu l’occasion d’entendre à
plusieurs reprises certains de leurs prédicateurs. Une image, en particulier, était
restée profondément ancrée en lui : celle de cet homme aux joues creuses
qui, l’index levé, racontait la Création du monde sur la place d’un village. Les
gens l’écoutaient, en arc de cercle, et paraissaient boire chacune de ses
paroles. Des femmes assises en tailleur, portant leurs enfants dans leurs bras ;
des hommes attentifs qui, de temps en temps, opinaient
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