L'Église de Satan
égales des hommes : de « bonnes
chrétiennes » par centaines, parfaites ou simples croyantes, qui donnaient
le consolament, dirigeaient des cérémonies d’une simplicité évangélique,
et participaient activement au secours des pauvres. Il ne manquait rien : une
doctrine constituée, singulièrement semblable d’un pays à l’autre, une solide
hiérarchie, des rituels, et par-dessus le marché, l’adhésion du peuple.
Pierre acheva sa lettre et y apposa son sceau.
C’est une machine de guerre. Ils ont mis en
place une machine de guerre.
Alors, il fallait la détruire, ou risquer d’être
détruit. Pierre connaissait trop la versatilité de l’Histoire pour ne pas être
convaincu des dangers d’implosion auxquels le catharisme pouvait conduire l’Église
romaine. Il faudrait s’attaquer aux causes de la révolte et la décapiter. En
commençant par soumettre l’un de ses chefs de file, qui faisait mine de fermer
les yeux sur l’hérésie, tout en l’encourageant sans hésitation : Raymond VI,
comte de Toulouse, le premier seigneur du Languedoc.
Il se tourna vers Frère Bertrand.
— Allons-y. Nous sommes attendus.
Dès qu’il eut cacheté son courrier, Pierre
fit mander un messager. Le cavalier s’en fut aussitôt. Puis le légat et le
moine prirent une collation avant de rejoindre l’évêque de Couserans, qui
devait quitter Saint-Gilles également. Tout était prêt pour le départ.
Et ce fut alors, dans l’aube pâle de ce matin
de janvier, que se produisit l’irréparable.
Les dernières images qui parvinrent à Pierre
furent celles d’un épouvantable chaos. Bertrand se tenait non loin de lui. Tout
se passa très vite : il y eut des cris, au moment où il était sur le point
de franchir le Rhône ; un homme se précipita, l’épieu en avant. Pierre
entendit des clameurs autour de lui.
Non, Seigneur, non !
L’épieu se ficha profondément dans son dos. Pierre
regarda l’arme qui le transperçait de part en part, ses mains se crispèrent
autour de la pointe de la lance qui le traversait. Frère Bertrand se précipita
en avant, manquant de trébucher. L’évêque de Couserans tomba à genoux en criant : Mon Dieu ! Le légat voulut chercher l’épieu dans son dos et vit, comme
dans un cauchemar, une partie de ses viscères glisser hors de lui, dans un flot
de sang. Puis, le sourire mauvais du criminel, qui partit au galop.
Pierre s’effondra dans les bras de Frère
Bertrand.
— Pierre ! Pierre !
Un soldat, songea
Pierre avant d’être engouffré dans le néant : c’est un soldat du comte !
Bertrand se pencha sur lui tandis qu’il
murmurait :
— Que la Sainte Église me venge !…
Un coq chanta.
On enterra le corps à Saint-Gilles, avec
cierges et Kyrie.
Le vent s’était levé.
Le Bien, le Mal…
À présent, il n’y aurait plus que le sang.
La guerre commença.
Lorsque le pape Innocent III reçut
la nouvelle de cet assassinat, il en conçut une grande douleur et une grande
colère. Il invoqua saint Jacques et le saint de Compostelle ; puis, assisté
de douze cardinaux, de maître Milon et d’Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux, il
prononça avec solennité l’excommunication du comte de Toulouse, à qui l’on
attribuait le forfait. Dans l’ombre tutélaire de Saint-Pierre de Rome, le pape,
Milon, Arnaud-Amaury et les douze cardinaux qui formaient le cercle jetèrent
ensemble leur cierge à terre, en signe d’anathème. L’abbé de Cîteaux se dressa
de toute sa stature lorsqu’il s’adressa au souverain pontife :
— Sire, par saint Martin ! Trop de
paroles et de bruit entourent cette affaire ; faites rédiger et écrire vos
lettres en latin, telles qu’il vous plaira, afin que je me mette en route !
Faites publier l’indulgence dans le monde entier jusqu’à Constantinople ! Que
quiconque ne se croisera pas n’ait plus le droit de boire de vin, ni de manger
à table sur une nappe, ni de porter sur son corps de toile de chanvre ou de lin,
ni d’être enterré autrement que comme un chien ! Et détruisons tout ce qui
nous fera résistance, de Montpellier jusqu’à Bordeaux !
Le pape médita longtemps, mais finit par
prendre sa décision.
Il saisit sa plume, inspira et écrivit :
Innocent, évêque, serviteur des serviteurs
de Dieu, à nos fils bien-aimés les nobles hommes, comtes et barons et à tous
les habitants des provinces de Narbonne, Embrun, Aix et Vienne, salut et
bénédiction apostolique. Nous venons
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