L'Église de Satan
l’abbaye cistercienne de Fontfroide, Pierre avait été
désigné par Innocent III comme ambassadeur plénipotentiaire du Saint-Siège
en terre occitane. Il avait pour mission de restaurer l’autorité de l’Église
dans une région où l’hérésie ne cessait de croître. L’ennemi désigné était le
comte de Toulouse, Raymond VI, cousin du roi de France, duc de Narbonne et
marquis de Provence, beau-frère du roi d’Angleterre et du roi d’Aragon, également
lié à l’empereur d’Allemagne. Sa suzeraineté s’étendait sur l’Agenais, le
Quercy, le Rouergue, l’Albigeois, le Carcassès, le Comminges, le comté de Foix.
Raymond VI ! À travers lui, c’était toute la terre occitane qu’il
fallait combattre. Pierre l’avait rencontré à plusieurs reprises. On disait ce
personnage redoutable et de mœurs exécrables. Il n’y avait plus à en douter :
Raymond encourageait la sédition et fermait les yeux sur cette religion
nouvelle qui gagnait chaque jour un peu plus les villes et les campagnes.
L’hérésie qui couvait en Occitanie avait un
nom : le catharisme. Elle attaquait le fondement même de l’édifice
religieux et féodal construit au fil des siècles. Certes, de toutes parts, Pierre
avait reçu des témoignages hostiles aux hérétiques. Il se souvenait du traité
de Cosmas attaquant les aberrations théologiques et les perversités des bogomiles
bulgares ; près de trois siècles plus tôt, l’Église avait déjà été alertée
par la contre-religion qui prenait naissance jusque dans les monastères de
Constantinople et d’Asie byzantine. Phoundagiates, moines vagants, piphles de
Flandres, patarins d’Italie du Nord, publicains de Champagne, vaudois de Lyon, tous
avaient commencé de battre en brèche les autorités. Sur l’ordre de Robert le
Pieux, on avait brûlé des chanoines à Orléans, dont le propre confesseur de la
reine. Gérard de Cambrai à Arras et Adhémar de Chabannes à Angoulême avaient
tenté de liquider les premiers foyers d’hérésie. De grandes rafles avaient été
menées à Liège et dans l’archevêché rhénan, lorsque le prévôt de l’abbaye de
Steinfeld avait lancé à Bernard de Clairvaux un cri d’alarme. Mais jamais le
mouvement hérétique n’avait été aussi puissant et contestataire qu’en Languedoc.
Pierre avait très vite pris conscience de la
situation. À peine s’était-il engagé à la conversion des rebelles qu’il s’était
heurté à une hostilité manifeste de la population civile. Il avait mis au pas
ses propres prélats, suspendant de son office l’évêque de Béziers, puis celui
de Viviers. Bérenger II, primat d’Occitanie et archevêque de Narbonne, était
entré avec lui en lutte ouverte. Il fallait bien l’admettre : la montée en
puissance de l’hérésie était liée à la déchéance des prélats occitans. Ils
dérogeaient à tous les principes. Ils dissimulaient leur tonsure, s’adonnaient
au jeu, ajoutaient sans cesse de nouvelles richesses à leur apparat ; lorsque
des débats étaient organisés avec les ministres cathares, ils s’y rendaient
sous escorte et dans de brillants attelages, là où les hérétiques arrivaient en
sandales et vêtus de noir. Ils désertaient leurs églises, excommuniaient à tour
de bras, confisquaient les biens pour leur seul intérêt, augmentaient les
impôts à leur guise, dérogeaient cent fois à la chasteté. Tout leur était dû. Et
du côté seigneurial, ce n’était pas mieux ; Pierre n’avait trouvé en
Occitanie aucun appui politique digne de ce nom. La ligue de barons qu’il avait
constituée s’était aussitôt heurtée aux protestations de Raymond VI. Bouillant
de colère, Pierre s’était résolu à jeter l’anathème sur le renégat et à
prononcer l’interdit sur le comté.
— Ce comte de Toulouse est un diable d’homme,
murmura-t-il entre ses dents.
À côté de lui, Frère Bertrand acquiesça en
silence, triturant ses doigts gourds. Il sentait la colère qui animait le légat.
Lui, qui était doux comme un agneau, détestait deviner ce sentiment chez autrui.
Il passa sa main sur sa tonsure ; il aimait sentir contre sa paume le
contact râpeux de son crâne.
— Et maintenant ? dit Pierre. Que
faire ? Combien de temps faudra-t-il sillonner la campagne et laisser les
hérétiques gagner les âmes à leur cause ?
— Oui, combien de temps ?… demanda
Frère Bertrand en levant les mains au ciel.
La guerre était inévitable.
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