L'Église de Satan
plus l’ombre divine, mais celle du
Démon – ce même Démon que le troubadour crut voir à Béziers. Nous voici
conduits vers cette figure étrange du chevalier de Nulle Part, Parzifal égaré devant une ville de cendres. En définitive, je vois ce qui t’intrigue :
le poète semble préparer sa révélation. Peut-être a-t-il écrit ses parchemins, non
pas au moment même de ses aventures, mais à l’issue de ces événements, et
bien après encore ; si quarante ans s’y trouvent mêlés, il a sans doute eu
tout loisir d’y revenir et d’en remanier certains passages, voire de les
réécrire.
Peut-être a-t-il lui-même découvert ce qui nous
échappe encore ?
Les armées se lèvent, une extermination a
commencé et les moyens déployés par l’Église sont immenses. Peut-être y a-t-il
à cette gigantesque curée une raison précise. Peut-être l’Église elle-même savait-elle quelque chose qui justifiât tant de hargne, qui l’autorisât à
renier son propre message d’amour évangélique, sans la moindre once de remords.
Arnaud-Amaury n’était peut-être pas seulement un fanatique, comme on le dirait
aujourd’hui. Peut-être, outre les raisons propres à son époque, qui sont
indiscutables, sentait-il également sa main guidée par une autre raison
objective, souveraine, impérieuse, qui pût servir de passe-droit à tous ces
excès. L’Église commence sa guerre en se saisissant du prétexte du meurtre de
son légat. Pourtant, n’est-ce pas elle qui, théologiquement parlant, est
déjà acculée ?
Alors, acculée par quoi ?
Tu vois, je saute à pieds joints dans le
jeu que tu as engagé, comme un écolier dans une flaque d’eau. Ici, nous tendons
les cordes et les arceaux pour délimiter les périmètres de nos fouilles sans
abîmer le site ; nous alignons les pioches, les pelles et les foreuses
miniatures ; nous sortons déjà nos pinceaux et nos carbones. Je dois
retourner à la tâche. Quant à toi, je n’ai qu’un mot à te dire :
Continue.
Affectueuses pensées,
Philippe. »
8 Au cœur des tempêtes ________________________ Août 1209
« En avant, chevaliers du Christ ! En avant,
courageuses recrues de l’armée chrétienne ! Que
l’universel cri de douleur de la sainte Église vous
entraîne ! Qu’un zèle pieux vous enflamme pour
venger une si grande offense faite à votre Dieu ! »
PIERRE DES VAUX-DE-CERNAY,
Historia albigensis.
Senhors, esta canso es faita d’aital guia
Com sela d’Antiocha et ayssi’s versifia
E s’a tot aital so, qui diire lo sabia
« Messeigneurs !
Cette Chanson est faite sur le modèle
de la Chanson d’Antioche, elle est versifiée de la même manière
et composée sur le même air, pour qui sait la réciter. »
Le lendemain, après une nuit entrecoupée
de cauchemars et des cris d’Aimery qu’il ne cessait de consoler, Escartille se
procura un cheval abandonné qui tournait autour de sa longe, dans une ferme
voisine. Celle-ci, entièrement démolie, avait subi le même sort que la ville de
Béziers. Sans doute les propriétaires avaient-ils été tués, eux aussi ; en
tout cas, personne ne s’était avisé de s’emparer de l’animal. Il faut dire que,
soufflant et claudiquant, il ressemblait assez à Escartille lui-même. Le
troubadour, rompu, le ventre encore strié de la marque de la corde qui lui
avait sauvé la vie lors de son saut de la cathédrale, n’avait guère d’autre
choix que de grimper sur cette triste monture.
Escartille partit en direction de
Carcassonne aussi vite qu’il le put, en prenant soin d’éviter les grandes
routes. S’il parvenait à gagner la cité rapidement, il lui serait facile de se
renseigner, puis de rejoindre le comté de Foix et la frontière espagnole, après
avoir glané dans la cité de quoi survivre et sauver l’enfant. Il avait perdu
tous ses vêtements et ses maigres bagages. Il lui fallait faire vite, car il
redoutait de retrouver une fois encore les croisés sur son chemin. Sans doute
Arnaud-Amaury avait-il écrit au pape pour se féliciter de cette victoire si
prompte. Il devait en attribuer la raison à la volonté divine, et prendre les
accents les plus triomphants pour annoncer au monde entier que près de vingt
mille personnes venaient d’être passées au fil de l’épée. L’armée du Christ et
ses auxiliaires, recrutés pour l’occasion, avaient rasé la ville de telle
manière que la douleur brutale infligée à la population occitane
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