L'Église de Satan
sa plume et ses doigts à
ses lèvres, un sourire léger venait flotter sur son visage ; mais il était
aussitôt rattrapé par les railleries de ses amis, qui se moquaient bien haut de
ses espérances.
— Mets ton froc en berne, Escartille !
tonitruait Gilles entre deux goulées de vin. Tu cours à l’échec ! Que La
Cornette revienne et il te frottera les oreilles à la première de tes chansons !
— Qui donc ! Ce vieillard sénile ?
dit Escartille en brandissant sa plume. Il ne me fait pas peur ! S’il
lançait ses soldats à ma poursuite jusqu’en Aragon, je m’en moquerais bien. Rien
ne me retient ici, mes amis, rien sinon elle ! Et avec le lai que je lui
ai préparé, Aurore ne pourra qu’être charmée.
— Oui, rétorqua Gilles, postillonnant, comme
l’ont charmée tes huit chansons précédentes !… Allons, Escartille. Ta
belle Aurore doit avoir les cuisses bien fraîches, je le concède ; mais
jamais elle ne les écartera pour ton archet !
— Comment oses-tu parler ainsi de cette
sirène, Gilles ? rétorqua le troubadour. Tu n’es qu’un pourceau. Mais
assez ri ! Mon heure va venir.
Le geste ample, Escartille écarta les bras et
bondit sur son tabouret ; en un clin d’œil, il fut sur la table. Il tourna
sur lui-même devant ses amis, la cape déployée, au milieu des monceaux de
victuailles qui l’entouraient. Ses cheveux dansèrent un instant dans le vent. Puis
il ôta son galurin en apostrophant les comédiens, à l’autre bout de la place.
— Holà, amis jongleurs ! Bénissez-moi !
Oyez, gentes dames, damoiseaux du monde entier ! Je suis Escartille de
Puivert, le troubadour ! Croyez-moi : l’heure de la vérité a sonné.
Il s’inclina de nouveau sous le soleil. Puis
il sauta de table, termina son vin d’un trait et s’essuya les lèvres de la
manche. Il remit d’aplomb son bonnet, dans lequel il ficha sa plume tachetée d’encre.
Enfin, il empocha son rouleau à peine sec et se dirigea d’un pas gaillard vers
la rue des Vierges.
Gilles et Pérotin applaudirent devant l’audace.
— Garde ton chef et bats ta coulpe, troubadour !
Tu vas recevoir autant de fleurs que de pots !
Escartille, déjà, ne les écoutait plus. Arrivé
à son poste, il s’éclaircit la voix, le regard rivé sur le lierre qui montait
jusqu’à la fenêtre de la douce. Que s’ouvrent les petits losanges, et la grille
du cœur d’Aurore ! Il accorda son instrument, ajusta doucement son archet
et commença de chanter, levant la tête.
Aurore, Aurore, douce
amie d’amour et de joy,
Écoute ma
complainte, à l’ombre du verger,
Je ne veux ni l’empire
de Rome, ni celui d’aucun roi,
Ramasse
seulement ce cœur embrasé
Qui gît devant
toi, marri et piétiné !
Ramasse-le, et d’un
baiser
Fais-le revivre
à tout jamais !
La fenêtre ne s’ouvrit
pas. Depuis la table, Gilles imita le bêlement d’un mouton. Pérotin renchérit :
— Aurore, Aurore ! Elle ne va pas
tomber du ciel, ton Aurore !
Escartille leur décocha un coup d’œil noir, mais,
obstiné, refusa de s’arrêter. Au contraire, il repartit de plus belle, haussant
encore la voix :
Aurore, Aurore, douce
amie d’amour et de joy,
Écoute ma
complainte, à l’ombre du verger,
Je
ne veux ni l’empire de Rome, ni celui d’aucun roi…
Il entonna son couplet six ou sept fois. Ses
compagnons en furent bientôt lassés et se servirent une nouvelle rasade de vin.
Sur l’estrade où s’exhibaient les comédiens et les jongleurs, un homme en
armure parut, portant haut son étendard, sur lequel on pouvait voir un fauve à
trois têtes, avec des pieds de griffon. Il frappa le sol du pied, tandis qu’un
autre amuseur déguisé en femme, les tresses surmontées d’une couronne de gui, les
seins rembourrés de chiffons, venait se jeter à ses genoux. Derrière eux, une toile
tendue contre un bout de bois figurait le mât d’une nef prête à tanguer vers l’océan.
Gilles, distrait un instant par cette agitation, aperçut un enfant qui tentait
de lui soustraire une grappe de raisin. Le gamin avait un visage malicieux et
une tignasse qui devait abriter toutes les lentes de la terre. Il voulut se
sauver. Gilles lui fit un croc-en-jambe et le gamin s’aplatit dans la poussière.
Gilles éclata de rire.
— Voilà pour toi, gredin ! Et
maintenant, mange-les, tes raisins !
Escartille, quant à lui, continuait de chanter
sous la tourelle.
Soudain, il vit bouger le vantail de
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