L'Enfant-Roi
Loire, d’Orléans à Nantes, afin
de montrer le jeune roi à ses peuples et d’intimider les Grands par l’étalage
de la force royale.
— Et combien de temps va durer cette cavalcade ?
dit Madame de Lichtenberg en changeant tout soudain le visage.
— Deux mois.
Il y eut alors un long silence, comme si Madame de Lichtenberg
craignait de me poser la question suivante. Ses grands yeux noirs fichés dans
les miens, elle se taisait, pâle et contractée, sa poitrine se soulevant et ses
deux mains serrant avec force les bras de sa chaire. Comme était loin la gaîté
ébulliente et légère qu’elle avait montrée une minute plus tôt, quand j’avais
employé le verbe « mugueter » ! Elle paraissait tout soudain
figée dans une pénible attente, comme si elle redoutait également de me poser
la question qui lui brûlait les lèvres et d’ouïr ma réponse.
— Mon Pierre, dit-elle enfin d’une voix blanche,
serez-vous de ce voyage ?
— Oui.
— Mais deux mois ! Deux longs mois sans vous
voir ! cria-t-elle, se laissant aller tout soudain à un désespoir qui me
parut tout à plein hors de mesure avec ce que je savais jusque-là de son
caractère.
— Hélas, m’amie ! dis-je. Il le faut. Le roi me
l’a commandé.
Ce qui se passa ensuite me laissa béant. La souffrance qui
se peignait sur son visage et me déchirait le cœur tout soudain s’effaça. Les
lèvres serrées et les yeux jetant des flammes, Madame de Lichtenberg se
redressant sur sa chaire, roide et accusatrice, me dit avec colère :
— « Hélas ! » dites-vous,
Monsieur ! Êtes-vous bien sincère en disant cet
« hélas ! » ?
— Madame, dis-je, la voix tremblante, pouvez-vous en
douter ?
— Oui, Monsieur ! cria-t-elle tout à fait hors
d’elle-même, j’en doute ! Et je n’ai que faire de vos protestations
chattemites, car je sens en vous, à l’idée de ce grand voyage à l’Ouest, une
sorte de jubilation secrète !
— Ah ! Madame ! dis-je, de grâce ! Ne
mêlons pas tout ! J’approuve fort, pour mon roi et l’intégrité du royaume,
l’idée politique de ce voyage. Mais je suis dans le même temps fort chagriné à
l’idée d’être privé de vous si longtemps.
— Chagriné ! s’écria-t-elle avec dérision.
Serez-vous chagriné de voir une à une les belles villes de la rivière de Loire,
cette lumière tant renommée et ces magnifiques châteaux que le monde entier
envie à la France ! Et serez-vous tant marri, Monsieur, de gloutir vos
bonnes repues à l’étape dans quelque aimable auberge, où les pécores ne
manqueront pas avec qui vous pourrez mugueter à cœur content !
— Les pécores, Madame !
— Oui-da ! Les Toinon ! Les Louison !
Les Toinette et les Louisette ! Et autres pains de basse farine qu’un écu
achète en passant…
— Mais, Madame, vous le savez. Je ne me nourris plus de
ces pains-là depuis que je vous connais.
— Eh bien alors, ce sera quelque haute dame qui, loin
de son hôtel parisien, se sentira loin aussi de sa vertu et voudra l’oublier
dans vos bras ! Je sais ce que vaut l’aune de ces Belles de cour !
— Mais, m’amie, de grâce ! C’est là tout un roman
que se forge votre imagination ! Et elle seule ! Dans les faits, je
ferai tout ce voyage dans le carrosse de mon père et la plupart du temps je
dormirai aussi avec lui dans ce même carrosse car le cortège royal étant si
nombreux sur le même chemin, il y a peu d’espoir que nous trouvions jamais gîte
à l’étape pour y passer la nuit !…
— Quoi ! reprit-elle. Le marquis, votre père, sera
avec vous !
— Assurément.
— Certes, c’est un fort honnête homme et un fort bon
médecin, mais si c’est là le chaperon dont vous allez remparer votre vertu,
elle risque fort d’être emportée au premier assaut, car si j’en crois ce que
m’a conté Bassompierre, les femmes qui ont voulu du bien à Monsieur votre père
sur les grands chemins de France, d’Angleterre, d’Italie et d’Espagne furent
plus nombreuses que les étoiles dans un ciel d’août !
— Madame ! dis-je avec quelque indignation, est-il
fatal que je sois l’exacte réplique de mon père en toutes ses capacités, voire
en toutes ses faiblesses ? Et est-il bien équitable de votre part de le
suggérer ?
Mon reproche la toucha au vif. Et c’est là où j’aperçus
toute la différence entre Madame de Lichtenberg et Madame de Guise laquelle, en
ses fureurs, ne se
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