L'Enfant-Roi
mes pécunes. Je lui en mis une poignée
dans les mains. « Ah ! Monsieur le Chevalier ! dit Franz, c’est
folie ! Vous allez nous gâter le petit drôle ! » C’est à peine
si je l’ouïs. Je remontai en courant dans ma chambre, verrouillai l’huis et
lus.
« Mon ami,
« Je serais très heureuse, si vous me pouviez visiter
ce jour sur le coup de trois heures en mon hôtel de la rue des Bourbons. Vous
m’y trouverez avec un parent qui y séjourne pour quelques jours, mais si vous
voulez bien patienter jusqu’au bout de ma collation, vous pourrez me voir
ensuite au bec à bec. Je suis, mon ami, votre dévouée servante.
Ulrike. »
Le moins que je puisse dire de ce billet, c’est qu’il ne me
combla pas d’aise. Madame de Lichtenberg ne m’avait que fort rarement et fort
peu parlé de sa famille palatine, me laissant entendre que la mort de son père
avait entraîné de déplaisants démêlés touchant son héritage. Je savais qu’elle
appartenait à la famille régnante, étant la cousine du Grand Électeur qui,
semble-t-il, avait fait quelque obstacle à son retour en France. Et j’avais cru
comprendre aussi qu’elle avait deux fils, lesquels demeuraient à la Cour de
Frédéric V, mais je ne savais ni leur âge ni même leurs prénoms, ni ce
qu’il en était de leurs caractères, ou de leurs relations avec leur mère. Il
est vrai que pour celle-ci me dire leur âge, c’était du même coup me dire le
sien, ce à quoi pour rien au monde elle n’eût voulu consentir, étant
légitimement chatouilleuse sur ce chapitre.
Quoi qu’il en fût, ce « parent » qui
« séjournait » chez elle me tracassait. Que ne m’avait-elle précisé
si c’était un oncle ou un neveu ou un cousin ! Quand on aime, tout ce qui
vous est obscur chez l’objet aimé vous apparaît comme une menace. On voudrait
qu’il fût transparent comme une verrière. On aimerait posséder une connaissance
parfaite de ce qu’il dit, de ce qu’il fait, des personnes qu’il rencontre, des
émotions qui le traversent et de la moindre de ses pensées. Et même ainsi,
semble-t-il, on ne saurait être tout à plein satisfait. Il vous échapperait
encore.
Herr Von Beck ne m’introduisit pas, comme je m’y attendais,
dans le cabinet attenant à la chambre de ma Gräfin, mais dans la grande
salle du rez-de-chaussée où je trouvai Madame de Lichtenberg conversant avec un
jeune gentilhomme qui lui tenait tendrement la main. Elle la lui retira pour me
la donner à baiser et quand, après m’être incliné sur ses doigts, je me
redressai, l’esprit en pleine confusion, elle me nomma son vis-à-vis :
Eric Von Lichtenberg.
— Eric, dit-elle ensuite, voici le chevalier de Siorac
dont je vous ai parlé. Faites-lui bon visage, il est fort de mes amis.
— La recommandation était inutile, Madame, dit Eric en
me faisant un gracieux salut. Monsieur le chevalier de Siorac a le bel air de
la Cour de France. Il n’est que de le regarder.
Je trouvais le compliment un peu soudain, mais je le lui
rendis aussitôt, et du diable si je m’en ramentois les termes, et du diantre si
je me souviens de ce qui se dit alors dans cet entretien où nous débitâmes de
si banales fariboles que, de ma bouche en tout cas, elles sortaient quasi
mécaniquement, mon esprit étant furieusement occupé à me demander qui était cet
Eric et son lien avec ma Gräfin.
Car je ne saurais vous celer davantage, lecteur, que le
« parent » d’Ulrike avait mon âge et me donnait un sentiment
d’accablement par son éclatante beauté, étant grand, fort bien fait, le cheveu
brun, abondant et bouclé, l’œil immense et caressant, les traits à la fois
ciselés et virils. Et comme si cela n’était pas encore assez de tous ces
charmes, il avait, même en français, une langue élégante et facile, l’esprit
fort vif et un air de gentillesse tout à plein désarmant. Qui pis est, il me
considérait d’un air excessivement amical alors que tout en lui souriant, je
lui souhaitais déjà mille morts d’être là.
Madame de Lichtenberg était entre nous deux, si calme, si
composée, si souriante, distribuant si équitablement ses sourires et ses grâces
que la rage me prit tout soudain de détruire un si bel équilibre, de tout
casser en un instant, de briser là et de rompre à tout jamais avec cette démone
qui ne m’avait fait venir chez elle que pour être le témoin de mon malheur.
Mille folies passèrent en un instant en ma
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