L'Enfant-Roi
se chamailleront entre eux avec entrain, et
prendront le roi comme arbitre de leurs chamailleries.
— Est-ce tout ?
— Ils écriront des cahiers de doléances et, à la
clôture, les remettront au roi.
— Et qu’en fera le roi ?
— Mais rien, assurément.
— C’est donc une farce ! dit La Surie.
Il dit cela d’un air plus chagrin que déprisant, pour ce
qu’il nourrissait une sorte de foi dans le progrès des sociétés humaines. Je ne
sais d’où lui venait cette créance, sinon peut-être du fait qu’il avait
lui-même gravi au cours des ans par ses propres excellents mérites tous les
degrés qui séparent l’extrême dénuement de la roture à la noblesse d’épée.
— On peut, en effet, considérer toute l’affaire comme
une sorte de comédie, dit mon père. Mais si elle est divertissante, elle peut
aussi être instructive. Et c’est bien pourquoi j’ai accepté d’v jouer mon
rollet.
— Monsieur mon père, dis-je, prendrez-vous la parole
aux états généraux ?
— Que nenni ! Je m’en garderai comme de
peste ! Dans ce genre d’assemblée, quand on veut plaire, il faut flatter
les passions. Mais si, comme moi, on entend parler raison, on se fait tout
soudain une foule d’ennemis.
— Monsieur, dit La Surie, si vous vous taisez d’un bout
à l’autre des états généraux, quel sera donc votre rollet ?
— Miroul, ta question n’est-elle pas un peu griffue ?
dit mon père, mi-figue, mi-raisin.
— Non, Monsieur.
— Je vais donc y répondre. Primo, j’écouterai de
toutes mes oreilles et je vous ferai chaque soir un rapport fidèle des folies
qui s’y seront dites, ce qui ne manquera pas de vous instruire. Secundo, je
m’arrangerai pour être de ceux qui rédigeront les cahiers de doléances pour y
introduire celles du bailliage qui m’a élu.
— Mais, Monsieur mon père, vous venez de dire que ces
cahiers ne serviront de rien.
— Cela est vrai. Mais d’y voir couchées leurs doléances,
cela remplira d’aise mes nobles électeurs.
— Et belle jambe cela leur fera ! dit La Surie.
— Comment cela ? dit mon père. N’est-ce donc rien
que d’avoir la satisfaction de se plaindre ? Et voulez-vous ôter aux
Français le plaisir de la grogne ?
Mon père tint parole et nous fit chaque soir un
« rapport fidèle », que je trouvai en effet instructif, et Madame de
Lichtenberg, ébaudissant, quand je lui en contais les épisodes les plus
pittoresques.
La raison en était qu’elle s’émerveillait à chaque fois que
les Français fussent assez fols pour prétendre donner des leçons à leur Prince
et espérer, au surplus, qu’il les écoutât. Je la rassurai sur ce point et aussi
sur la fréquence des états généraux, le dernier en date remontant à vingt-sept
ans [55] et ayant été écourté par un double
assassinat.
— Mon Pierre, me dit-elle tandis que, nos tumultes
étant apaisés et nos corps encore tout mêlés l’un à l’autre, elle reposait sa
tête charmante sur mon bras, où en est-on des palabres de vos trois
ordres ?
— Cela va au plus mal, dis-je. La noblesse attaque le
tiers état.
— Elle l’attaque ? Et en quoi faisant ?
— Elle demande la mort de la Paulette.
Madame de Lichtenberg me jeta un regard effaré.
— Qui est cette personne ? Et pourquoi la veut-on
occire ?
— Ce n’est pas une personne ! dis-je en riant.
C’est une taxe annuelle inventée sous Henri IV par un nommé Paulet. D’où
son nom. Tous ceux qui, comme moi, ont acheté une charge ou un office doivent
verser chaque année une taxe au trésor, laquelle est fixée au soixantième de la
valeur vénale de sa charge. Je verse moi-même annuellement mille six cent
soixante-dix livres au trésor.
— Et vous en êtes bien marri, je gage, mon pauvre
Pierre ?
— Bien au rebours. J’en suis fort aise.
— Et pourquoi cela ?
— La Paulette me permettra d’échapper, quand je serai
chenu et mal allant, à la règle funeste des quarante jours. Supposez,
m’amie, que je sois, étant devenu très vieil, à l’article de la mort, je
pourrais certes résigner [56] mon office de premier
gentilhomme de la Chambre en faveur de mon fils aîné – ce fils aîné qui
n’est pas encore né. Mais selon ladite règle il faudra que je survive à cette
« résignation » quarante jours au moins. Sans cela, elle ne sera pas
valable. Comme vous voyez, m’amie, si je veux que mon aîné hérite de ma charge,
il me faudra
Weitere Kostenlose Bücher