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L'Enfant-Roi

L'Enfant-Roi

Titel: L'Enfant-Roi Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Merle
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servir à son épouse d’oratoire. Mais
Charles VIII lui aménagea aussi un second oratoire au manoir du Clos-Lucé
qui, étant distant d’une demi-lieue, avait l’avantage d’être sis dans un
endroit moins noiseux que le château.
    —  Y porqué dos oratorios [71]  ? dit Anne.
    —  Por lo que la reina era muy piadosa [72] .
    — Yo tambien [73] , dit
Anne avec une sorte de bravata [74] qui parut étonner le
roi car, bien qu’il fût lui-même dévot, il n’eût jamais songé à s’en paonner.
    Anne demanda ensuite à quel âge Anne de Bretagne s’était
mariée.
    —  Catorce años [75] , dit
Luynes.
    —  Mi edad [76]  !
dit Anne avec gaîté.
    — Par malheur, dit Louis, elle devint veuve à dix-neuf
ans.
    — Sire, dois-je traduire ? dit Luynes d’un air
dubitatif.
    — Oui-da ! dit le roi. La reine a droit à la
vérité.
    Luynes traduisit et Anne aussitôt s’attrista.
    —  Pobrecita [77]  !
dit-elle.
    — Qu’est cela, Luynes ? dit Louis.
    — Sa Majesté la reine plaint de tout cœur la reine
Anne.
    Ce qui était une façon vraiment longue et diplomatique de
traduire un seul mot.
    — La reine devrait plaindre aussi Charles VIII,
dit Louis. Contez-lui comment il est mort dans un souterrain en se heurtant la
tête en courant, contre le linteau d’une porte basse.
    Luynes traduisit et Anne, après avoir réfléchi, opina en
espagnol que le roi aurait dû songer à baisser la tête.
    Pendant que, non sans une certaine gêne, Luynes traduisait
ce propos, Louis garda un air imperscrutable, mais à mon sentiment, la naïve
franchise de son épouse ne laissa pas de l’ébaudir.
    Dans la chambre dite d’Henri II, Luynes, à la prière de
Louis, expliqua à la reine les bâtons, la besace et les bourses sculptés qui
encadraient l’embrasure de la fenêtre : ils symbolisaient les pèlerins qui
s’arrêtaient à Amboise sur le chemin de Compostelle, et à qui Anne de Bretagne,
étant si piadosa, donnait pour une nuit le gîte et le rôt.
    Notre Anne ouït avec componction ce récit édifiant, mais son
œil brilla d’un éclat plus vif quand Luynes lui dit que le coffre au bas de la
fenêtre avait contenu les joyaux de Mary Stuart.
    —  Y a donde están ahora las joyas [78]  ? dit-elle
vivement.
    Luynes lui expliqua que Mary était mariée au roi de France
François II, et quand celui-ci mourut d’une intempérie des poumons. Mary se
retira en sa natale Écosse et emporta avec elle ses joyas.
    — Y a qué edad llegó a ser una viuda [79]  ? dit Anne.
    —  Diez y ocho años [80] , dit Luynes.
    —  Qué disgracia [81]  !
dit la reine, et tout soudain son juvénile visage s’assombrit, comme si l’idée
lui venait dedans l’esprit qu’à épouser un roi de France, on courait le hasard
de devenir veuve en la fleur de l’âge.
    Son malaise augmenta quand Luynes lui apprit que le père de
François II, Henri II, était mort prématurément au cours d’une joute,
un tronçon de lance brisée ayant pénétré sa tempe. La langue lente, mais
l’esprit prompt, Louis saisit au vol la pensée de la reine, sourit, et par le truchement
de Luynes, tâcha de la conforter : sa santé était bonne, on ne joutait
plus en France et il baissait toujours la tête en passant sous les portes.
    Que le roi la rassurât, fût-ce par une petite gausserie, sur
la durée de leur union – ce qui, à mon sentiment, n’était pas du tout dans
l’intention de Louis – la fit rougir de plaisir, car se voyant mariée,
mais fille comme devant, et au surplus singulièrement délaissée par son époux,
Anne commençait à nourrir plus d’un doute sur son avenir à la Cour de France.
    Son soulagement ne fit qu’augmenter quand le roi lui fit
dire par Luynes qu’il allait lui laisser quelque temps pour se rafraîchir et,
se peut, changer de vêture, mais qu’il l’enverrait quérir pour souper, lequel
il la priait de lui faire l’honneur de partager avec lui. À cette courtoise
prière, le visage d’Anne laissa éclater une si franche joie que le roi en parut
touché. Et après de grandes révérences de part et d’autre, ils se séparèrent.
    Ceci se passait le dix-huit avril 1616 et la date est
soulignée deux fois dans mes tablettes, pour la raison que je vais dire. Belle
lectrice, je n’en crus pas mes oreilles quand Héroard me dit incidemment que
c’était la première fois que le roi et la reine mangeaient ensemble.
    — Quoi ? dis-je, béant. La première fois !

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