L'Enfant-Roi
La
première fois depuis le vingt et un novembre de l’année dernière ! C’est
la première fois qu’ils partagent un repas ?
— Qui le sait mieux que moi ? dit Héroard avec
froideur. Je n’ai pas quitté le roi un seul jour depuis sa nuit de noces.
Il fallut bien que je me rendisse à son témoignage et, pour
parler à la franche marguerite, il me donna fort à penser. Car il montrait
d’évidence à quel point la reine-mère, qui n’avait point ménagé ses peines pour
moyenner les mariages espagnols, faisait peu de cas de l’union de son fils avec
son épouse, maintenant qu’ils étaient mariés. Car enfin – que je le dise
encore, tant cette affaire m’afflige ! – cette Carabosse sans
entrailles n’eût-elle pas pu et dû, arranger, comme Luynes, des rencontres au
bec à bec entre le roi et la reine, afin que de prime ils se connussent, au
lieu de les fourrer tout de gob comme chien et chienne dans un chenil, sans
égard à la fragilité de leur âge ?
Il devait être sept heures et demie quand Louis et Anne
soupèrent en face l’un de l’autre, et le souper se passa fort bien, Louis
montrant quelque galantise et Anne poussant le désir de plaire jusqu’à déclarer
que d’ores en avant elle se donnerait grand-peine pour apprendre le français.
Après la repue, la tenant par la main, Louis la raccompagna jusqu’à sa chambre
et y demeura un moment avec elle, mais un moment si bref que Luynes en fut
déçu.
Il devait me conter un peu plus tard qu’il s’était ce
jour-là bercé d’un faux espoir. On ne pouvait mie, ajouta-t-il, mettre la
charrue avant les bœufs. Il opinait maintenant qu’Anne ne deviendrait vraiment
la femme de Louis par la chair que le jour où Louis serait vraiment le roi.
Oui-da, m’apensai-je, mais il faudra alors que la méchante fée ne soit plus là
pour porter sur le lit de son fils son ombre redoutable et confisquer son
sceptre.
*
* *
À mon retour de cet interminable voyage en Guyenne, et à
mesure que j’approchai de Paris, mon cœur me battait, et d’une folle joie à
l’idée de revoir Madame de Lichtenberg, et d’une grande appréhension quant à la
façon dont je serais reçu d’elle. La raison en était que, séjournant si
longtemps à Tours, je lui avais donné à la parfin l’adresse à laquelle elle
pourrait répondre à mes innumérables lettres. Et en effet, elle m’avait écrit,
mais d’une façon qui m’avait fort gelé le cœur, tant sa lettre était brève,
froide et compassée. Je plaidais que ce n’était peut-être là que l’effet de sa
circonspection, puisqu’il y avait tout lieu de soupçonner qu’une lettre
adressée à un premier gentilhomme du roi serait ouverte et lue par les agents
de la reine-mère. Néanmoins il me sembla qu’une amante aussi ardente qu’elle
l’était à mon partement de Paris eût pu – sinon dans les lignes, à tout le
moins entre les lignes – me laisser deviner par quelque artifice de langage
les sentiments qu’elle nourrissait pour moi.
Mais à relire cent fois cette petite lettre, aussi courte
que froide, je n’y trouvai rien que le reflet d’une courtoisie distante. J’eus
beau me dire qu’élevée à l’allemande dans un pays calviniste, Ulrike n’était point
peut-être accoutumée à coucher par écrit, fût-ce de façon indirecte et
discrète, les émeuvements qui agitaient son cœur. Cette pensée faillit tout à
plein de me consoler. La peur qui me saisit en un instant de la perdre me
convainquit quelle l’était déjà. Et la jalousie qui m’avait jadis travaillé, et
si sottement, à son propos, me faisant voir des rivaux et dans Bassompierre, et
même dans son propre fils, se réveilla alors et je me forgeai tout de gob des
romans effrayants, tous construits sur le renom de fragilité et de traîtrise
que la tradition populaire – et aussi les saintes écritures – a fait
à la plus douce moitié de l’humanité. À mon aveugle esprit, cette douceur même
devenait suspecte : on eût dit que le sexe fort eût seul la force d’être
fidèle !…
Je lui écrivis à la minute même que je gagnais notre hôtel
de la rue du Champ Fleuri. Le billet que me rapporta mon petit vas-y-dire en
réponse au mien ne comportait qu’un seul mot : « Venez. » Ce
laconisme m’anéantit. Et mon père, me voyant pâlir et quasi défaillant, se
saisit du papier que ma main laissait échapper et y jeta les yeux.
— Or sus ! dit-il en me versant un
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