L'Enfant-Roi
l’avantage pour le roi ?
— Il reçoit plus vite les clicailles et n’a pas le
tracas de la perception.
— Et pour le fermier ?
— Madame, êtes-vous naïve ? Ne pouvez-vous pas
deviner ce qu’un homme d’argent va faire quand il a l’écrasant privilège de
collecter les impôts à la place du roi ?…
— Monsieur, vous me piquez. Je ne suis pas naïve. Et de
reste, je n’ignorais rien du système des fermes. Toutefois, l’ayant un peu
oublié, je vous sais gré d’avoir épousseté mon savoir. De toute façon, qu’il
soit croquant ou financier, je trouve cet Allory assez peu ragoûtant. Comme
tous ces gens qui, leur vie durant, ne pensent, ne rêvent et ne ronflent que
pécunes, il n’a plus rien d’humain. Mais poursuivez, de grâce.
Quand j’énonçai mes noms, titres et fonctions (non sans
quelque hauteur), la face d’Allory passa du rouge au blême et, se levant, il
plaça son chapeau sur son cœur et, en un geste large, balaya devant lui le sol
au risque de gâter un panache qui valait au moins mille écus.
— Monsieur le Chevalier, dit-il, je vous fais un
million d’excuses.
Là-dessus, il se rassit et tâchant de se composer, il
reprit :
— Monsieur, êtes-vous ce Siorac qui est le filleul de
Madame de Guise ?
— C’est moi, en effet.
— Monsieur, dit-il, je vous fais derechef mes excuses.
(Mais cette fois, signe qu’il s’était ressaisi, il n’alla pas jusqu’au
million.)
Il reprit au bout d’un moment :
— Je suis d’autant plus désolé, Monsieur, de vous avoir
pris pour un affidé de ce diable de Florentin que je suis fort des amis du fils
aîné de votre marraine. C’est grâce, en effet, au duc Charles que j’ai pu être
présenté à la reine laquelle, pour cette épouvantable affaire, m’a dit
« d’accorder cela » avec la marquise d’Ancre.
Je l’observai alors en silence pendant un moment et la logique
me poussant, je ne pus m’empêcher de lui dire quasiment à l’oreille :
— Si votre adversaire est florentin, ne croyez-vous pas
que c’est ici qu’on lui a donné le pouvoir de vous tondre la laine sur le
dos ?
Allory me regarda comme si j’avais devant lui redécouvert
les Amériques.
— Cela va de soi ! dit-il en levant les sourcils.
— Est-ce donc bien ici à la bonne porte que vous
frappez ?
— Comment faire autrement ? Il n’y en a pas
d’autre !
Comme je méditais cette réponse, ne la trouvant, hélas, que
trop vraie, il reprit d’un air grave et sentencieux :
— J’ai un principe qui gouverne ma vie et ce principe,
Monsieur, le voici : ce que la pécune a fait, la pécune le peut défaire.
À cet instant retentit, venant du saint des saints, un son
grêle, aigu, mais prolongé et impérieux qui me fit penser à la sonnette
qu’agite un enfant de chœur, à la messe, pour qu’on courbe la tête. Son effet
ne se fit pas attendre. Marcella traversa notre pièce d’un pas rapide, frappa à
la porte sacrée, l’ouvrit, passa la tête à l’intérieur et revenant à nous, de
son doigt, sans un mot, ni la moindre forme, ou apparence, de politesse, fit
signe à Allory d’entrer.
Ce qui se dit alors derrière cette porte, je ne le sus que
plus tard par Allory lui-même qui dans la suite ne faillit pas, me sachant à
demi Guise, de cultiver mon amitié, sans toutefois m’offrir de l’argent, comme
il avait fait à Charles, lequel ne fut pas autrement gêné de l’accepter.
L’entretien d’Allory avec la marquise d’Ancre fut d’une
brièveté qui me terrifia. Il offrit à la vice-reine trente mille livres pour
ses épingles. « E derisorio, Signor, dit-elle d’une voix coupante.
Votre bénéfice montera, d’après mes calculs, à deux cent mille écus.
— Loin, bien loin de là ! gémit Allory. – Signor, dit la marquise, nous n’avons plus rien à nous dire. »
Allory, en sortant du sanctuaire, quasiment titubait, blême
d’humiliation, les yeux hors de la tête. Il ne me vit même pas. Et si Marcella
d’une main ferme n’avait guidé ses pas, il n’eût pas trouvé la porte.
Pour moi, dès cet instant j’attendis mon tour dans la plus
grande angoisse, me demandant si je n’allais pas subir un sort semblable. Par
bonheur, il s’écoula un temps si long avant que l’affreuse sonnette retentît de
nouveau que j’eus quelque répit pour rassembler mes esprits. Je tâchai surtout
de me ramentevoir les recommandations de Montalto en ce qui concernait
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