L'Enfant-Roi
place et de l’ouvrir
à tous vents ?
Je démontai incontinent, jetai mes rênes à La Barge et
saisissant le heurtoir de la porte piétonne (il représentait un agneau sur
lequel ma main s’attendrit), je toquai l’huis et le toquai à coups répétés,
tant est qu’à la fin, j’ouïs un pas lourd s’approcher de la porte. Le judas
s’ouvrit, découvrant une grille derrière laquelle me dévisagea un œil suspicionneux.
— Wer ist da ? dit une voix rauque.
— Ich bin Peter von Siorac, und ich
möchte Herrn Von Beck sprechen.
— Also ein Moment bitte, mein Herr [26] .
Ce dialogue en allemand me rassura sur la légitimité des
occupants et la logique quelque peu spécieuse de l’espoir me disant que si le
majordome se trouvait là, sa maîtresse ne pouvait que s’y encontrer, j’attendis
avec une folle impatience qu’il me le confirmât.
Avec sa coutumière courtoisie, Von Beck m’ouvrit grand la
porte piétonne, mais la referma sur mon cœur :
— Nein, die Gräfin ist noch nicht
angekommen [27] .
Elle viendra, mais il ne savait quand. Lui-même n’était là
avec quelques laquais que pour aérer et nettoyer l’hôtel en préparation de sa
venue.
Chose étrange, je n’avais jamais tant éprouvé de plaisir à
envisager la ronde bedondaine et les bajoues ovales de Von Beck. Je lui aurais
sauté au cou. Étant lui-même si correctement courtois, il dut trouver
excessive, voire disconvenable, la chaleur de mon adresse. Et sans quitter sa
politesse appliquée, il se renfrogna quelque peu. Ce qui fit que je
l’interrogeai avec une angoisse grandissante : était-il sûr au moins que
la Gräfin viendrait ? Mais plus je lui demandais sur ce point des
certitudes, et moins il m’en donnait. Er sei hier, disait-il, um die
Ankunft seiner Herrin vorzubereiten, aber natürlich könne er nicht schwören, ob
sie eigentlich kommen würde [28] .
Ce « natürlich » me perça le cœur et je
commençai à regretter avec la dernière amertume d’avoir assailli Von Beck de
tant de questions, puisque sa dernière réponse me plongeait dans les doutes.
J’eus enfin le bon sens de mettre fin à cette inquisition,
de remercier Von Beck et de sauter en selle. Mais tout le temps que dura ma
chevauchée jusqu’au Louvre, je fus à me ronger les méninges, sourd à ce que me
disait La Barge qui trottait au botte à botte avec moi, et tout à plein aveugle
cette fois au spectacle de la rue.
En même temps, j’entendais fort bien l’absurdité de mon
inquiétude. Si Madame de Lichtenberg n’avait été qu’une amie dont le retour
m’eût fait plaisir, mais sans me bouleverser, le fait que son majordome fût là
pour préparer son logis ne m’aurait pas laissé la moindre parcelle
d’incertitude sur le fait que j’allais sous peu la revoir. D’où il ressortait
que tout ce grand martèlement de tête et ce frémissement d’entrailles n’étaient
dus qu’à mon éperdu désir de la revoir. J’entendais la chose bien clairement, mais
hélas ! contre toute attente, le fait d’en entendre si bien la cause ne
diminua en rien l’anxiété qui me tourmentait.
Alors que j’étais plongé dans ce tumulte de conscience,
quelle ne fut pas ma surprise, quand je pénétrai au Louvre dans les appartements
royaux, de n’y ouïr que cris et gémissements. Je ne sus point de prime d’où
provenaient ces lamentations, mais quand j’eus franchi la haie des
gentilshommes qui se trouvaient là, je vis le petit roi, debout, étreindre
farouchement dans ses bras un garcelet qui me parut à peu près de sa taille,
mais dont je n’aperçus pas d’abord le visage, parce qu’il l’appuyait sur
l’épaule de Louis pour étouffer ses propres sanglots.
Le roi, quant à lui, se trouvait si hors de ses sens qu’il
n’avait plus le pouvoir d’étouffer les siens. Ses larmes coulaient
continuellement sur ses joues, grosses comme des pois et ses lèvres ouvertes
d’où s’échappaient des cris, des soupirs et des plaintes, prenaient cette forme
rectangulaire qu’on voit aux masques tragiques du théâtre grec et qui m’a
toujours paru exprimer toute la douleur du monde.
Autour de ce couple, je vis Souvré, Héroard, Despréaux,
Bellegarde, d’Auzeray, Vitry, Praslin et bien d’autres encore. Ils étaient
changés en statues, leurs yeux, qui seuls vivaient dans leurs faces immobiles,
étant fichés sur Louis et son ami, exprimant la stupeur où les plongeait le
paroxysme de ce chagrin.
À un
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