L'énigme des vampires

métamorphoses du Corps sans Âme aussi bien
qu’à celle du vampire classique. Mais ce qui est plus important, c’est la
déploration du monstre : il regrette de ne pas avoir son âme en lui . Sinon, il serait tout-puissant dans l’univers.
Il est tentant de voir là une référence à la chute des Anges : Lucifer, dans
sa chute, a perdu son émeraude, celle qui brillait de tout son éclat sur son
front, justifiant son titre et son nom de « Porte-Lumière », et la
couleur de ses ailes – qu’il a conservées – de blanche est devenue noire. C’est
le Dragon ailé du jardin d’Éden, dévoyé et enfermé dans la caverne où, malgré
tout, il continue de veiller sur les trésors de l’Autre Monde. Et c’est aussi
Lilith, promise à un si grand destin et à un si grand bonheur, et qui, maintenant,
dans les ténèbres où il n’y a que « pleurs et grincements de dents »,
comme conséquence de sa déchéance et de son union avec Sammaël, n’est plus en
possession de la Lumière primordiale, lumière qu’elle recherche désespérément
dans le sang des autres.
    Mais, avec habileté, la princesse essaie d’en savoir
davantage. Le Corps sans Âme, décidément de bonne humeur, lui explique qu’il ne
peut pas récupérer son âme, car c’est une chose trop difficile : « J’ai
cherché maintes fois à l’avoir, et je n’ai pu l’atteindre. C’est pour ce motif
que j’ai été placé ici, à demeure, dans cette île au milieu de la mer. Et
pourtant, mon âme n’est pas loin…, à environ dix lieues, dans une autre île qui
est très grande. Elle y est bien gardée. Aussi ni moi, ni personne ne pourra
jamais s’en emparer. » Et sur ce, le Corps sans Âme s’en va « dans le
pré, pour manger des moutons ».
    C’est alors que se déroulent de curieuses joutes entre le
Corps sans Âme et Izanig. Celui-ci, sous son aspect de lion, réussit à manger
davantage de moutons que son adversaire. Il est imbattable à ce jeu. Et, quand
le Corps sans Âme rentre, fourbu, dans son domaine, la princesse lui demande
sournoisement comment on pourrait le faire mourir. Sans doute abruti par un
excès de nourriture, le monstre répond : « Mon âme est dans un œuf de
couleur rouge feu, et se trouve dans le corps d’une colombe. La colombe se
trouve dans un renard, le renard dans un loup, le loup dans un sanglier, le
sanglier dans un léopard, le léopard dans un tigre, le tigre dans un lion, le
lion dans un ogre qui n’est ni homme, ni bête. Cet ogre est le plus vigoureux
qui existe entre le ciel et la terre. Aussi personne ne pourra en venir à bout.
Cependant, s’il se trouvait un homme capable de tuer cet ogre, de tuer le lion,
le tigre, le léopard, le sanglier, le loup et le renard, il me faudrait partir
d’ici avant qu’il n’ait tué la colombe. À chaque bête qui serait tuée, je
perdrais de ma force, comme un homme la perd quand le
sang coule de ses veines . Et si je restais ici à attendre que la colombe
fût tuée, je ne serais plus capable alors de soulever cette roche, et il me
faudrait mourir dessous. »
    Le conte de Haute Bretagne est bien moins fourni en détails
significatifs. Voici ce que révèle le Corps sans Âme : « Je ne peux
pas mourir puisque mon âme n’est pas dans mon corps. Et mon âme est bien gardée.
Elle se trouve dans le treizième œuf d’une perdrix qui est contenue dans un
lièvre qu’aucun chasseur ne peut atteindre. Et, de plus, ce lièvre est dans le
corps d’un terrible loup qui dévore tout ce qu’il voit. Et ce loup se trouve
dans le ventre d’un lion que personne n’oserait affronter. Vous voyez bien qu’il
est impossible que je meure [135] . »
    C’est donc la version celtique de Basse Bretagne qui est la
plus riche d’informations, et celles-ci sont essentielles. On croirait, en
reprenant les termes du Corps sans Âme, assister au lent dépérissement d’un
vampire qui ne peut plus sortir de son tombeau et qui, lentement vidé de son
sang, n’a même plus la force de bouger, retournant ainsi au néant d’où il sort.
De plus, le fait que l’âme du monstre se trouve dans un œuf nous renvoie à
cette mystérieuse tradition de l’Œuf de Serpent dont parle Pline l’Ancien à
propos des Gaulois, et bien entendu à l’Œuf cosmique de nombreuses mythologies,
ainsi qu’à des principes alchimiques nettement mis en valeur dans les textes du
Moyen Âge. Quant au fait que l’âme est enfermée au plus profond de ce