L'énigme des vampires

poursuit
son chemin et est reçu dans un château. Là, se trouve un roi en train de
pleurer sur le sort de sa malheureuse fille qui vient de lui être enlevée. En
effet, « chaque année, la plus belle jeune fille était envoyée à un Corps
sans Âme pour y être dévorée ». Ce Corps sans Âme ressemble fort à un Ogre.
Mais il rappelle aussi le Morholt et le Dragon d’Irlande de l’histoire de
Tristan et Yseult, ou encore la princesse-vampire qui dévore chaque nuit le
soldat chargé de garder son tombeau. Mais le jeune homme, qui a pour nom Izanig,
promet au roi de lui ramener sa fille vivante. Alors, « il aperçut une
sorte d’homme qui volait comme un oiseau et qui s’éloignait de là, après avoir
chargé la princesse sur son dos ». Le Corps sans Âme n’est donc pas
seulement un Ogre, mais un monstre volant : le rapport avec le Dragon ailé
n’en est que plus certain. Izanig, se changeant en aigle, peut cependant les
suivre et les voir descendre dans une île, au milieu de la mer, et y
disparaître complètement. Izanig ne parvient pas à localiser où il se trouve. Il
se transforme en mouche. « Il fit trois fois le tour de la roche, et ce ne
fut qu’à la quatrième qu’il découvrit un petit trou. Il pénétra avec beaucoup
de peine sous la roche, mais quand il y fut parvenu, il resta émerveillé de la
beauté du lieu qui était parfaitement éclairé, quoi qu’il n’y eût nulle part ni
chandelle, ni lumière qui éclairât. »
    L’aspect vampirique du Corps sans Âme apparaît de plus en
plus clairement. Il est capable de passer par un trou minuscule pour rejoindre
son domaine. Et ce domaine peut être aussi bien le Château des Carpates qu’un
caveau dans un cimetière. Dracula et la malheureuse Lucy, devenue vampire, sont
décrits par Bram Stoker comme pouvant passer à travers les moindres interstices,
à condition qu’on n’y ait point mis de l’ail ou une pâte composée avec une
hostie consacrée. Ces détails du conte de Basse Bretagne sont totalement
absents de la version de Haute Bretagne, pas plus qu’on ne les retrouve dans
une version du Périgord [134] où le héros peut
cependant se transformer en divers animaux. Quant à la beauté et à la lumière
qui surprennent Izanig dans cet antre enfoui dans l’intérieur du rocher, elles
sont habituelles dans les descriptions celtiques de l’Autre Monde souterrain, de
ces tertres mégalithiques où sont censés vivre les dieux et les héros de l’ancien
temps. Et l’antre de ce Corps sans Âme est l’équivalent de la caverne où le
Dragon veille sur des trésors cachés.
    Cependant, Izanig, profitant d’un moment où le Corps sans Âme
n’est pas là, apparaît à la jeune fille et promet de la sauver, si elle veut
bien s’arranger pour demander au monstre « pourquoi il est homme le jour
et lion la nuit ». Voilà une bien étrange question, et l’on ne sait
pourquoi Izanig désire obtenir une réponse sur ce sujet. On peut tout de même
penser que c’est une allusion au pouvoir qu’a le Vampire de métamorphoser son aspect.
La jeune fille ne manque pas de poser cette question au Corps sans Âme, tandis
qu’Izanig, sous forme de mouche, se trouve dans la tabatière. C’est alors que
le Corps sans Âme se laisse aller à quelques confidences : « Je suis
né d’une sirène et d’un loup-garou. Mon nom est le Corps sans Âme. Je vis par
la vertu d’un grand esprit qui m’a donné une grande puissance. Et encore ma
puissance n’est rien en comparaison de ce qu’elle eût été, si j’avais pu avoir
mon âme. » La princesse s’étonne qu’il n’ait pas son âme. Le monstre
poursuit : « Si je l’avais, il n’est rien que je ne pusse accomplir. Avec
mon âme, j’aurais retourné l’univers sens dessus dessous. »
    L’origine surnaturelle du Corps sans Âme est ainsi mise en
relief. S’il est fils d’une sirène et d’un loup-garou, c’est donc que sa nature
profonde n’est pas humaine. La référence à la sirène justifie son domaine sur
ce rocher dans une île perdue au milieu de la mer. Car les sirènes, n’en déplaise
à l’opinion courante, ne sont pas des êtres aquatiques, mais des entités
maléfiques juchées sur des rochers, au bord de la mer, qui, par leur chant, s’efforcent
de faire sombrer les marins ainsi égarés par leurs charmes. Le thème du
loup-garou – avec lequel le vampire est souvent confondu dans les traditions
occidentales – est une allusion aux