L'énigme des vampires

rochers chaotiques et de buissons épineux où se faufilaient des
serpents, devant ce lac d’Autre Monde où elle disait percevoir une ville
engloutie. Je savais qu’elle voulait m’entraîner avec elle dans les ruelles qu’elle
connaissait, qu’elle voulait me prendre par la main et me faire disparaître
dans son domaine parcouru de tornades et de turbulences solaires. Elle avait le
regard pénétrant des chats et la bouche obstinément fermée sur ses dents qu’on
devinait acérées. Ne me disait-elle pas qu’elle était mon « oiseau noir » ?
Elle évoluait dans les nuages, parfois sur la terre, saisie de fureur
prophétique et de violence sacrée, puis calme et prostrée, sans plus prononcer
une seule parole, perdue dans un monde dans lequel je ne pouvais avoir accès. Une non-morte . Je n’ai jamais su vraiment qui elle
était. Mais j’ai le sentiment d’avoir tenu dans mes bras un Corps sans Âme . Et je n’ai pas découvert où son âme
était cachée.
    De telles expériences laissent des blessures qui ne
guérissent pas facilement. Et le plus fort, c’est qu’on a tendance à trouver
ces blessures délicieuses . J’ai vécu dans le
trouble à cause de cette Morgane. Certes, elle n’avait pas laissé de marques
visibles à mon cou, mais le sang symbolique dont elle s’était abreuvé me
manquait cruellement, et il m’a fallu beaucoup de temps pour me libérer de
cette étreinte. Encore ne suis-je pas certain, aujourd’hui, d’avoir rompu le
fil qui me reliait à cette étrange créature venue d’ailleurs. Pourtant, j’ai
connu d’autres Morgane. Certaines m’ont mordu, mais la blessure était peu
profonde. D’autres se sont efforcées, toujours symboliquement, de boire le plus
possible de mon sang. Alors j’ai compris qu’il fallait accomplir l’exorcisme. Évidemment,
il ne s’agissait pas des bonnes vieilles recettes du professeur van Helsing. Il
n’était nul besoin d’ail, ni de pieu acéré à enfoncer dans le cœur. Il n’était
point utile d’aller rôder dans les cimetières pour attendre le retour du
vampire dans son cercueil. Mais il y a des paroles et des gestes propitiatoires
qui s’imposent en certaines circonstances.
    Au terme d’une série de provocations en tous genres, provocations
au cours desquelles se dessinaient les grands traits vampiriques d’une autre
très jeune Morgane, je me résolus à tout accomplir pour lever le sortilège. Je
l’avais emmenée dans une chapelle que je connaissais depuis mon enfance, construite
en style néo-roman, mais d’une perfection vibratoire tout à fait exceptionnelle.
Elle était entrée là à contrecœur, visiblement gênée par la sérénité qui imprégnait
les murs. Une religieuse en prière se trouvait dans le chœur, devant le Saint
Sacrement qui était exposé. Nous nous assîmes tous les deux sur un banc, près
de l’entrée, et je m’abîmai dans des méditations coupées de formules. Elle, je
la sentais nerveuse, agitée, incapable de se concentrer, de se dominer, ou de
dominer ce qui l’habitait . Quelques minutes
passèrent. Alors, elle se tourna vers moi, me disant qu’elle ne pouvait plus
tenir. Elle se leva pour sortir. Je la suivis, et, passant près du bénitier
plein à ras bord, je pris une poignée d’eau bénite que je lui lançai à travers
la figure. Elle ne dit rien, mais sortit précipitamment de la chapelle dans un
état d’agitation indescriptible. Et surtout, elle me reprocha avec violence de
lui avoir jeté cette eau qui l’avait brûlée . Est-ce
qu’elle affabulait ? Est-ce qu’elle jouait un jeu pervers comme à l’accoutumée ?
En admettant la réalité de la brûlure, qui avait été atteint par l’eau consacrée ? Je ne saurais le dire. Mais j’avais
compris. Et la cassure s’était définitivement
accomplie.
    Je ne peux que rappeler ici le très beau film japonais de Mizoguchi
Kenji, les Contes de la Lune vague après la Pluie ,
dont l’épisode central rend parfaitement compte de la situation que j’ai vécue
dans cette chapelle, au cœur d’une Bretagne centrale dont les mystères sont
loin d’être épuisés. Le héros du film a rencontré sur le marché une très belle
et très étrange jeune fille accompagnée par une servante, laquelle l’a invité à
venir en son manoir sur le haut d’une colline qui domine la ville. Alors se
déroulent des scènes d’amour fou entre la jeune fille et cet homme apparemment
ordinaire et sans consistance, des scènes