L'énigme des vampires

emportant une assez grande surface d’ongle. Sur le moment,
je n’ai ressenti aucune douleur. À vrai dire, je ne savais pas ce qui s’était
passé. Mais, quelques instants plus tard, je me suis retrouvé immobile, fixant
stupidement mes yeux sur cette plaie, sur ce sang qui coulait. Hébété, mais ne
souffrant nullement, je n’étais plus moi-même, et je sentais seulement que
quelque chose s’échappait de mon corps comme si le souffle qui m’animait s’étiolait
subitement. Je n’ai eu que le réflexe de me précipiter vers Môn qui, comprenant
ce qui était arrivé, prit toutes les dispositions nécessaires pour que le sang
s’arrêtât de couler, dispositions que j’eusse été bien incapable d’assumer
moi-même. À la lumière de cette expérience, somme toute très banale, j’imagine
aisément la passivité des victimes d’un vampire : lorsque le sang coule, il
se produit une sorte d’engourdissement de l’être, un anéantissement total de la
volonté, ou plutôt du vouloir vivre , nul désir
de prolonger une existence devenue inutile. On dirait qu’on glisse sur les
flots d’un océan ruisselant des lumières rouges du soleil couchant, en
savourant de louches délices annonçant un paradis d’autant plus étrange qu’il
ne correspond pas à celui qu’on imagine dans les rêves.
    Alors, tendre son cou vers une femme-vampire et attendre qu’elle
veuille bien se rassasier de son sang, en éprouvant une jouissance inconnue, pourquoi
pas ? Il serait toutefois bon de prendre cet acte dans sa dimension
symbolique. À ce qu’on peut en déduire, Yseult n’a jamais sucé le sang de
Tristan, pas plus que Tristan ne s’est repu du sang de la belle reine de Cornouailles.
Et pourtant, dans toute relation d’amour existe une part importante de
vampirisme. Des expressions comme « prends-moi ! » ou « donne-moi
tout ! » ne sont pas entièrement gratuites même si elles relèvent d’un
vocabulaire passablement usé depuis le déferlement des films pornographiques. L’amour
est vampirique. Le tout est de savoir si le partage est possible.
    Tout cela débouche sur des questions métaphysiques autant
que théologiques. Quand le Christ institue l’Eucharistie, il fait le don total,
absolu de son être incarné dans l’humain : il offre son corps et son sang.
Mais que reçoit-il en échange ? En l’occurrence, ce sont les fidèles qui
sont des vampires se nourrissant et s’abreuvant du corps matériel et de l’élément
vital que constitue le sang [157] . Et, si l’on en croit
la doctrine chrétienne, il est impossible d’atteindre la vie éternelle si l’on
n’accomplit pas cet acte vampirique. Ainsi obtient-on le don de vie. Reste le
troisième élément, l’ âme , celle-ci étant communiquée
plus tard, au moment de la Pentecôte, sous l’aspect des langues de feu. Or, si
l’on comprend bien, Jésus donne tout. Que donnent donc les humains en échange ?
Apparemment, rien. Mais c’est alors qu’intervient la notion d’amour. Si Dieu
fait homme donne tout par amour, l’être humain doit tout donner dans son amour.
Ainsi s’établit l’équilibre, ainsi se justifie la fameuse formule :
« Dieu a besoin des hommes. » L’exemple christique restitue à un
degré supérieur la tragique expérience de Tristan et Yseult.
    Mais je ne suis pas arrivé, jusqu’à présent, à franchir l’étape
de la « totalité », celle vers laquelle tout être humain doit tendre.
Je me suis efforcé tout au moins de vivre pleinement celle que m’offrait mon
état incarné. En un mot, j’en suis resté à Tristan et Yseult, m’exaltant de rencontrer
l’ombre de Morgane. Et, bien entendu, la Morgane vampire m’est apparue un jour
que je n’y prenais pas garde, alors que je m’efforçais d’initier jeunes gens et
jeunes filles à des rudiments de philosophie. Elle avait pris l’aspect de ma
meilleure élève, la plus jeune aussi, et la plus bourrue, la plus révoltée. C’est
dire qu’elle avait fort bien compris comment attirer mon attention sur elle. Mais
cela, je l’ignorais. Je ne me suis aperçu de son jeu subtil que plusieurs
années plus tard lorsqu’elle est réapparue dans ma vie. Et ce n’était pas par
hasard. Elle m’avait guetté au seuil de sa caverne, au fond de laquelle elle
dissimulait ses jardins féeriques, et elle avait bondi sur moi. J’ai tendu le
cou à sa morsure. Je la revois dans les solitudes mélancoliques de la Lozère, au
milieu de