L'énigme des vampires
qu’à
Londres. Le domaine de Dracula ne sera pas seulement le manoir de Carfax, mais
ce territoire enfermé dans un triangle autant réel que magique.
Il n’est pas du tout certain que ce triangle soit sorti de l’imagination
de Bram Stoker. Il semble au contraire que cette géographie sacrée soit
traditionnelle et que Stoker l’ait récupérée dans les spéculations des sociétés
initiatiques qu’il fréquentait, Golden Dawn et maçonnerie écossaise
particulièrement. L’importance donnée au vieux manoir de Carfax, à l’est de
Londres, en tant que « forteresse » d’où pourra s’étendre la domination
de Dracula sur les quatre points cardinaux, apparaît significative : Carfax
est un pôle symbolique, une sorte d’ omphallos régissant des opérations magiques de type satanique. Et cela plonge directement
dans la vieille mythologie celtique, notamment dans celle transmise par un
récit gallois, la deuxième branche du Mabinogi . Stoker, nourri dans son
enfance de traditions celtiques, ne pouvait pas ne pas connaître le Mabinogi ,
dont une traduction anglaise due à Lady Charlotte Guest avait été publiée avec
grand succès auprès des lettrés et des occultistes de tous bords, y compris les
cercles néo-druidiques.
Il s’agit du héros Bendigeit Vrân, c’est-à-dire Brân le Béni,
sorte de géant qui, après une expédition malheureuse en Irlande, est gravement
blessé à la jambe. Il demande à ses compagnons de lui couper la tête et d’emporter
cette tête avec eux lors de leur retour dans l’île de Bretagne, afin de l’enterrer dans la Colline Blanche à Londres, « le visage
tourné vers la France » . Les compagnons obéissent en tous points
aux volontés de Brân. Après deux séjours féeriques dans de mystérieuses
forteresses, au cours desquels ils participent à un « Festin d’Immortalité » [11] ,
ils parviennent à Londres et enterrent la tête de Brân dans Gwynn Vrynn , la « Colline Blanche », la
tête tournée vers la France, vers l’est. Ainsi, tant que la tête restera enterrée
dans cette position, nul ennemi ne pourra envahir l’île de Bretagne [12] .
Voilà qui est bien intéressant. Le Carfax de Bram Stoker ne serait-il pas l’équivalent
de la Colline Blanche ? N’est-ce pas une forteresse de refuge et de
puissance à la pointe d’un triangle, position avancée vers l’est et protégeant
de ce fait une zone où pourra s’exercer l’action du vampire ? Certes, Dracula
n’est pas Brân le Béni, bien au contraire, mais le schéma mythologique est le
même et le symbolisme analogue.
En procédant de la sorte, Bram Stoker a voulu intégrer le
mythe du vampire dans le contexte occidental et plus particulièrement
britannique ; mais il ne pouvait le faire qu’en s’appuyant sur une
tradition authentique, certes interprétée et transposée, mais qui permettait d’admettre
facilement la présence et l’action de Dracula en plein cœur de l’Angleterre. Et
ce n’est pas tout : il semble que Bram Stoker ait fait passer un message parallèle
à travers la trame de son roman. Il est vrai que le mythe peut toujours être
traité selon les circonstances, de façon à alimenter un discours à double ou
triple sens. Si la signification mythologique de Dracula ne fait aucun doute, elle
n’exclut nullement une signification sociale et même politique. On peut reconnaître
en effet, à travers le personnage du vampire Dracula, la théorie marxiste qui, à
l’époque, commençait à se répandre sur l’Europe et qui effrayait nombre de
traditionalistes attachés aux valeurs de l’Occident chrétien. Or Marx n’affirmait-il
pas que la révolution qu’il prônait devait éclater d’abord en Allemagne et en Angleterre, dans les pays les plus industrialisés ? Et
quel est le but de Dracula, lorsqu’il désire s’installer en plein cœur de l’Angleterre ?
Répandre autour de lui de plus en plus de vampires qui, à leur tour, répandront
d’autres vampires. La progression arithmétique étant implacable, l’Angleterre
sera ainsi saignée et succombera sous le joug
infernal des nouveaux seigneurs. Belle fable de politique-fiction… C’est
précisément dans le cimetière londonien où est
enterré Karl Marx , et autour de celui-ci, que se dérouleront les scènes
de vampirisme inspirées par Dracula. Le fait est trop flagrant pour n’être qu’une
simple coïncidence, et Bram Stoker savait très bien où il allait.
Mais reprenons la
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