L'énigme des vampires
s’avancèrent
vers moi, me dévisagèrent un moment, puis se parlèrent à l’oreille. Deux d’entre
elles avaient les cheveux bruns, le nez aquilin, comme le comte, et de grands
yeux noirs, perçants, qui, dans la pâle clarté de la lune, donnaient presque la
sensation du feu. La troisième était extraordinairement belle, avec une longue
chevelure ondulée et des yeux qui ressemblaient à de pâles saphirs… Toutes les
trois avaient les dents d’une blancheur éclatante, et qui brillaient comme des
perles entre leurs lèvres rouges et sensuelles. Quelque chose en elles me
mettait mal à l’aise ; j’évoquais à la fois désir et épouvante. Oui, je
brûlais de sentir sur les miennes les baisers de ces lèvres rouges ».
Ces trois femmes n’ont pas d’ombre, comme le comte Dracula n’avait
pas de reflet dans le miroir. Incontestablement, ce sont des femmes-vampires, celles
qui composent le harem de Dracula. Bram Stoker se garde bien de nous renseigner
sur ces « femmes ». Il se contente de nous les montrer dans leur comportement,
pour ne pas dire dans leur culte érotico-sanguinaire. « La blonde s’approcha,
se pencha sur moi au point que je sentis sa respiration. L’haleine, en un sens,
était douce, douce comme du miel, et produisait sur les nerfs la même sensation
que sa voix, mais quelque chose d’amer se mêlait à
cette douceur, quelque chose d’amer comme il s’en dégage de l’odeur du sang. »
La scène devient alors hallucinante. La blonde se penche sur Jonathan Harker
qui avoue regarder à travers ses cils clos sans faire un mouvement. « Sur
ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante et, tandis
qu’elle courbait le cou, elle se pourléchait réellement les babines comme un animal,
à tel point que je pus voir à la clarté de la lune la salive scintiller sur les
lèvres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se promenait sur les dents
blanches et pointues. »
On comprend à ce moment-là que Jonathan Harker est littéralement vampé , selon le vocabulaire moderne hérité du
cinéma, précisément par la « femme fatale » à laquelle nul mâle ne
peut résister, même s’il sait qu’il y perdra sa vie ou son âme. À ce moment-là, c’est si bon que c’est presque un péché . Victime
sacrificielle, Jonathan Harker accepte son destin dans les jouissances les plus
suaves et les plus rares. C’est dire qu’il peut y avoir entre le vampire et la
créature que celui-ci envoûte et saigne, une relation de type sadomasochiste
tout à fait exceptionnelle. C’est de l’érotisme absolu, mais non pas de l’ amour fou . L’homme Harker est déjà autre , comme l’étaient les compagnons d’Ulysse
transformés en animaux par la magie érotique de Circé. Harker accepte tout. Et
il ne peut pas ne pas accepter. Le corps parle, et uniquement lui. La salive
qui dégouline des lèvres de la femme blonde évoque à n’en pas douter la « cyprin »
qui coule de ses lèvres vaginales ; et les expressions employées par
Stoker, comme le « clapotis », avec son bercement fantasmatique dans
les limbes de l’univers utérin, sont très significatives. Jonathan Harker est happé par les vagues de la mer dans un songe qu’il
voudrait perpétuer jusqu’à la fin des temps, et ce bercement est une sorte de
prise de conscience brutale du non-être, de l’anéantissement de l’individu dans
le cloaque maternel. À la limite, la description devient insupportable, aussi
bien pour le lecteur que pour Jonathan Harker : « J’entendis le bruit,
un peu semblable à un clapotis, que faisait sa langue en léchant encore ses
dents et ses lèvres tandis que je sentais le souffle chaud passer sur mon cou. Alors,
la peau de ma gorge réagit comme si une main approchait de plus en plus pour la
chatouiller, et ce que je sentis, ce fut la caresse tremblante des lèvres sur
ma gorge et la légère morsure de deux dents pointues. La sensation se
prolongeant, je fermai les yeux dans une extase langoureuse. » Serait-ce
donc cela, la « petite mort » tant de fois décrite par les
psychanalystes ?
Mais Jonathan Harker n’ira pas jusqu’au bout du chemin des
délices. L’intervention brutale du comte Dracula met fin au sortilège. Furieux,
les dents grinçant de fureur, Dracula arrête les jeunes femmes et les renvoie à
l’ombre, non sans leur avoir donné un sac contenant un être vivant :
« Une des jeunes femmes bondit en avant et ouvrit
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