L'énigme des vampires

nombreuses années. Frik redescend rapidement vers le
village de Werst pour signaler ce fait troublant aux habitants.
    Il y a là des personnages bien typés : le « magister »
Hermod, l’instituteur ; le « juge » Koltz qui n’a d’autres
prérogatives que le fait d’être plus riche que les autres ; sa fille, Miriota
Koltz ; le « docteur » Patak, qui n’est qu’un ancien infirmier
de quarantaine mais qui joue l’esprit fort dans le village, à la manière de M. Homais ;
l’aubergiste Jonas, un juif, mais néanmoins « brave homme » très
accommodant « quoiqu’il entendît être payé aux dates acceptées par l’emprunteur [30]  » ;
enfin, le forestier Nic Deck, un jeune homme « comme il faut », fiancé
de Miriota Koltz.
    C’est à l’auberge que tout le monde se réunit pour discuter
de l’affaire. Le berger Frik suggère qu’on aille voir jusqu’au château afin de
déterminer l’origine de cette fumée. Mais les candidats à l’expédition sont
plutôt rares. C’est finalement le forestier Nic Deck qui se porte volontaire. Il
sera accompagné par le « docteur » Patak qui, mis en demeure de
justifier son « esprit fort », est obligé d’accepter l’aventure. Mais
c’est à ce moment que, dans la salle de l’auberge, une voix irréelle surgit on
ne sait d’où : « Nicolas Deck, ne va pas demain au burg !… N’y
va pas… ou il t’arrivera malheur ! » On explore toute la maison, sans
résultat : il n’y a personne. D’où venait donc cette voix ? Inutile d’ajouter
que, « cette nuit-là, comme s’ils eussent été menacés d’une apparition
fantastique, les habitants de Werst se barricadèrent solidement dans leurs
maisons… La terreur régnait au village ».
    Cela n’empêche nullement Nic Deck de partir le lendemain
matin en compagnie de Patak. La route est longue et pénible, et ce n’est qu’à
la nuit tombée qu’ils parviennent devant le château, en dépit des
tergiversations du « docteur », lequel n’a qu’une idée en tête, retourner
au village. Les deux hommes dorment à l’abri d’un gros rocher, face à la
muraille, car ils n’ont pas pu entrer à l’intérieur, le pont-levis étant
désespérément relevé contre la poterne. Et c’est pendant la nuit que la fantasmagorie
se déchaîne. Patak ne peut trouver le sommeil. À la clarté de la lune, il
regarde « une tige de granit, reste d’une ancienne croix, dont les bras n’étaient
figurés sur le montant vertical que par une rainure à demi effacée. En sa
qualité d’esprit fort, le docteur Patak ne pouvait admettre que cette croix le
protégerait contre des apparitions surnaturelles. Et, cependant, par une
anomalie commune à bon nombre d’incrédules, il n’était pas éloigné de croire au
diable ».
    Ce qu’ignore le brave docteur Patak, c’est que cette croix
qui a perdu ses deux branches latérales, évoque davantage un pal , l’instrument de supplice favori de Vlad Tepes, l’Empaleur,
le véritable Dracula de l’Histoire. Mais Jules Verne le sait, lui, et ce n’est
pas pour rien qu’il place cette « tige de granit » en cet endroit
apparemment maudit.
    Toutefois, elle ne protège nullement Patak contre les « apparitions » :
« En effet, là-haut, il crut voir – non ! il vit réellement – des
formes étranges, éclairées d’une lumière spectrale… On eût dit des espèces de
monstres, dragons à queue de serpent, hippogriffes aux larges ailes, krakens
gigantesques, vampires énormes, qui s’abattaient comme pour le saisir de leurs
griffes ou l’engloutir dans leurs mâchoires. » De plus, la cloche fêlée du
burg se met à tinter.
    Du coup, Nic Deck se réveille, et comme Patak, il assiste à
un spectacle hallucinant : « Des rugissements, semblables à ceux que
jettent les sirènes marines à l’entrée des ports, se déchaînent en tumultueuses
ondes. L’espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles
assourdissants. Puis une clarté jaillit du donjon central, une clarté intense, d’où
sortent des éclairs d’une pénétrante vivacité, des corruscations aveuglantes. »
Les deux hommes ne peuvent que constater le phénomène sans lui trouver d’explication.
Et la nuit se passe sans autre incident notable.
    Le lendemain, le docteur Patak implore son compagnon de
quitter les lieux. Mais le forestier veut aller jusqu’au bout de son
exploration : il se décide à grimper le long du mur et à