L'énigme des vampires

détails pittoresques, d’inventions à prétentions scientifiques et de jeux
de mots de la plus pure tradition kabbalistique. Les romans de Jules Verne sont
tous plus ou moins à clés [25] ,
et les schémas d’aventures qu’il propose à ses lecteurs constituent toujours un
réseau d’informations concernant une quête passionnée de la Connaissance.
    Toujours est-il que son roman, le
Château des Carpates , publié cinq ans avant Dracula ,
paraît bien avoir exercé une influence déterminante sur Bram Stoker. On y
découvre exactement le cadre des épisodes transylvains de Dracula , y compris le château qui sert de repaire au
comte vampire, et qui est une sorte d’idéalisation d’allure très romantique du
château parfaitement réel du non moins authentique Vlad Tepes, le Dracula de l’Histoire,
au XV e  siècle. C’est un véritable « nid
d’aigle » : « À huit ou neuf cents pieds en arrière du col de
Vulkan [26] , une enceinte, couleur
de grès, lambrissée d’un fouillis de plantes lapidaires, et qui s’arrondit sur
une périphérie de quatre à cinq cents toises, en épousant les dénivellations du
plateau ; à chaque extrémité, deux bastions d’angle… À gauche, quelques
pans de murs étayés de contreforts ajourés, supportant le campanile d’une
chapelle, dont la cloche fêlée se met en branle par les fortes bourrasques au
grand effroi des gens de la contrée ; au milieu, enfin, couronné de sa
plate-forme à créneaux, un lourd donjon… Quant à ce que renfermait cette
enceinte, rompue en maint endroit, s’il existait quelque bâtiment habitable à l’intérieur,
si un pont-levis et une poterne permettaient d’y pénétrer, on l’ignorait depuis
nombre d’années. »
    Car le château est inhabité depuis que son propriétaire,      le
baron de Gortz, a disparu un beau jour. Et personne ne se risque dans cet
endroit sinistre, rendu encore plus épouvantable par les légendes qu’on raconte
encore dans le village relativement proche de Werst. Des gens affirment en effet,
avec preuves à l’appui, disent-ils, « que les loups-garous courent la campagne,
que les vampires, appelés stryges, parce qu’ils poussent des cris de stryges [27] ,
s’abreuvent de sang humain, que les staffii [28] errent à travers les ruines et deviennent malfaisants si on oublie de leur
porter chaque soir le boire et le manger. Il y a des fées, des babes , qu’il faut se garder de rencontrer le mardi
ou le vendredi, les deux plus mauvais jours de la semaine. Aventurez-vous donc
dans les profondeurs de ces forêts du comitat, forêts enchantées, où se cachent
les balauri , ces dragons gigantesques, dont
les mâchoires se distendent jusqu’aux nuages, les zmei aux ailes démesurées [29] qui enlèvent les filles
de sang royal, et même celles de moindre lignée, lorsqu’elles sont jolies ! »
    Le décor ainsi planté, et l’atmosphère étant définie comme
troublée par les fantasmes de l’imaginaire populaire, l’action proprement dite
peut débuter. Jules Verne nous présente un vieux berger du nom de Frik. Certes,
la plupart des bergers ont une réputation ambiguë : « La crédulité
publique lui attribue aisément le don du surnaturel ; il possède des
maléfices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens
et aux bêtes… Il vend des poudres sympathiques ; on lui achète des
philtres et des formules. Ne va-t-il pas jusqu’à rendre les sillons stériles, en
y lançant des pierres enchantées, et les brebis infécondes rien qu’en les
regardant de l’œil gauche ? » Mais Frik est encore plus qu’un berger
ordinaire : « Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d’apparitions
fantastiques. À entendre celui-ci, les vampires et les stryges lui obéissaient ;
à en croire celui-là, on le rencontrait, au déclin de la lune, par les nuits
sombres…, causant avec les loups ou rêvant aux étoiles. » Mais ce jour-là,
Frik, en regardant vers le château, s’aperçoit que le vieux hêtre, « planté
à l’extrémité de l’un des bastions du burg », a perdu une de ses branches
et qu’il ne lui en reste plus que trois. Or une tradition prétend que le
château disparaîtra lorsque ce hêtre aura perdu toutes ses branches. Et, en
examinant mieux le château de sa vue perçante, Frik aperçoit une fumée surgir
du faîte du donjon. C’est évidemment un fait inexplicable, puisque le château
est inoccupé depuis de