L'énigme des vampires
village au château, comme l’avait déjà compris
Franz de Telek. Quant à l’emprisonnement « magique » du docteur Patak,
sur le terre-plein, devant le château, il était dû à la mise en action d’un puissant
électro-aimant qui attirait les clous de fer des chaussures du malheureux
sceptique. Orfanik avait perfectionné les dernières découvertes techniques
utilisant l’électricité et avait créé un réseau invisible dans le château, provoquant
des lumières surprenantes et ressenties comme surnaturelles, ainsi que des
décharges plus violentes, comme celle qui avait projeté le forestier Nic Deck
au bas de la poterne. En somme, rien n’est fantastique, rien n’est surnaturel. En
cette fin de XIX e siècle, le scientisme
est à la mode, et tout phénomène étrange et inhabituel peut être ramené à sa
dimension naturelle et scientifique. C’est ce que Jules Verne s’est efforcé de
démontrer tout au long de ses ouvrages.
C’est évidemment un leurre, et de taille. Jules Verne parle
comme un rationaliste mais fait néanmoins passer un message qui relève de l’irrationnel
le plus pur. Son roman les Indes noires n’est
qu’un doublet, remis au goût du jour, de la Flûte
enchantée de Mozart, opéra initiatique s’il en fut. Son autre roman Clovis Dardentor est une fiction cryptée autour de l’énigme
de Rennes-le-Château [31] . Son Vingt mille lieues sous les mers est un récit sur
Satan considéré non pas comme l’Ennemi du genre humain, mais comme le « contre-créateur »
d’un monde parallèle, celui qui s’étend sous les mers, au-dessus du niveau de
la conscience. Son Tour du Monde en quatre-vingts
jours est un assemblage de recettes magiques pour lutter contre le
vieillissement. Et, parmi bien d’autres, son Mathias
Sandorf est une épopée à la gloire de la « Lignée du Dragon »
dont fait partie le Dracula historique. Rien n’est gratuit chez Jules Verne, même
si l’on a cru longtemps qu’il avait seulement écrit pour des adolescents
boutonneux avides d’aventures excentriques et d’émotions fortes, pour compenser
leur frustration sexuelle issue du puritanisme de l’ère victorienne et du
Second Empire.
Le Château des Carpates est
un roman initiatique qui délivre un message à l’usage d’un public qui refuse
ostensiblement de croire au Surnaturel et qui hante néanmoins les officines des
voyantes et des médiums. Il n’est pas besoin d’être un grand sorcier pour
discerner à travers la trame de l’œuvre le schéma le plus traditionnel d’une
histoire vampirique. Qui est donc la Stilla, cette cantatrice effroyablement
belle, sinon une non-morte , autrement dit une
victime du comte-vampire qui se cache sous les traits du baron de Gortz, assisté
du diabolique Orfanik (où l’on retrouve un écho du nom d’Orphée !), et
devenue à son tour vampire, s’abreuvant de l’amour du jeune comte Franz de Telek,
complètement vampirisé lui aussi par le souvenir
de celle qu’il aime et qui nourrit ses rêves et sa vie de voyageur errant ?
Le baron Rodolphe de Gortz est le modèle évident du comte
Dracula de Bram Stoker. D’abord, il est le dernier descendant d’une lignée
prestigieuse : « Les barons de Gortz étaient seigneurs du pays depuis
un temps immémorial. Ils furent mêlés à toutes ces guerres qui ensanglantèrent
les provinces transylvaines ; ils luttèrent contre les Hongrois, les
Saxons, les Szeklers [32] ; leur nom figure
dans les « cantices », les « doïnes » [33] ,
où se perpétue le souvenir de ces désastreuses périodes ; ils avaient pour
devise le fameux proverbe valaque : Da pe maorte ,
« donne jusqu’à la mort ! » et ils donnèrent, ils répandirent
leur sang pour la cause de l’indépendance, ce sang qui leur venait des Roumains,
leurs ancêtres… Et c’est avec une confiance inébranlable qu’ils répètent ces
mots, dans lesquels se concentrent toutes leurs aspirations : Rôman on péré ! « le Roumain ne saurait
périr ! » On pourrait tout aussi bien transcrire : « Le vampire
ne saurait mourir. »
Cela dit, il ne faut pas oublier que le baron de Gortz se comporte
à l’égard de la Stilla, qu’il suit à chacune de ses représentations, comme un
véritable suceur de sang frais : en entendant la voix de la cantatrice,
« il la buvait comme une liqueur divine ».
L’expression est révélatrice, car Gortz tire sa vie de la vie de la Stilla. Ici,
la voix est le strict
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