L'énigme des vampires
innombrables forces des grands bois, tandis qu’à l’ouest
le vent habitait seul la montagne de Nadas. Il y avait un dieu unique, Isten, et
l’arbre d’Isten, l’herbe d’Isten, l’oiseau d’Isten… Dans les Karpathes superstitieuses,
il y avait surtout le diable, Ordög, servi par des sorcières elles-mêmes
assistées de chiens et de chats noirs. Et tout venait encore des esprits de la
nature et des fées des éléments ; de Delibab, la fée de midi aimée du vent
et mère des mirages [45] , des Tünders [46] ,
sœurs de toutes merveilles et de la Vierge de la cascade peignant ses cheveux d’eau [47] .
Dans les cercles d’arbres sacrés, de chênes et de noyers féconds, se
célébraient encore secrètement les anciens cultes du soleil et de la lune, de l’aurore,
et du cheval noir de la nuit [48] . C’est dans cette
atmosphère très particulière, encombrée de sortilèges et de traditions ancestrales
venus d’ailleurs, que se déroula l’enfance d’Erzébeth Bathory, et cela explique
certainement beaucoup de choses concernant le comportement et le mode de pensée
de cette comtesse qu’il faut bien se résoudre à qualifier de « sanglante ».
Il faut aussi prendre en compte la lourde hérédité d’Erzébeth :
sa lignée ne comportait pas que des petits saints, bien au contraire. Un
certain nombre de ses ancêtres avaient été des brutes sanguinaires, et dans sa
parenté immédiate se trouvaient quelques homosexuels mâles notoires. Un de ses
frères était un dépravé pour lequel tout était bon, la plus tendre fillette
comme la plus ratatinée des femmes âgées. Une de ses tantes, grande dame de la
cour de Hongrie défrayait la chronique scandaleuse : lesbienne impénitente
– on disait « tribade » à l’époque – elle était tenue pour
responsable de la dépravation de douzaines de petites filles. Et puis, la propre
nourrice d’Erzébeth, Jo Ilona, qui deviendra son âme damnée, personnage trouble
et inquiétant, pratiquant la magie noire et les sortilèges les plus pervers, eut
une influence déterminante sur l’évolution de son esprit.
Les descriptions qu’on possède d’Erzébeth Bathory, ainsi qu’un
portrait qu’on en a conservé, nous la montrent d’une grande beauté :
« Les démons étaient déjà en elle ; ses yeux larges et noirs les
cachaient en leur morne profondeur ; son visage était pâle de leur antique
poison. Sa bouche était sinueuse comme un petit serpent qui passe, son front
haut, obstiné, sans défaillance. Et le menton, appuyé sur la grande fraise
plate, avait cette courbe molle de l’insanité ou du vice particulier. Elle
ressemblait à quelque Valois dessiné par Clouet, Henri III peut-être, en
féminin [49] . » Bref, quelque
chose de mélancolique, de secret et de cruel. Le blason des Bathory n’était-il
pas composé de trois dents de loup, d’un croissant de lune, d’un soleil en
forme d’étoile à six pointes, le tout entouré d’un dragon qui se mord la queue ?
On ne sait pas grand-chose sur la jeunesse et l’adolescence
d’Erzébeth, sinon qu’elle se réfugiait souvent dans une solitude farouche. Par
ailleurs, depuis son plus jeune âge, elle souffrait de maux de tête parfois
intolérables qui la faisaient se rouler par terre. Était-ce de l’épilepsie ?
Il semble plutôt qu’Erzébeth était en proie à des crises d’hystérie qu’il serait
tentant d’assimiler à des crises de possession démoniaque. Mais cette hystérie
explique en partie sa déviance sexuelle : sa sensualité était exacerbée, mais
morbide, et si elle ne refusa pas les contacts masculins, elle évolua toute sa
vie dans des retraites peuplées uniquement de femmes ; elle ne sacrifia
jamais un seul homme à ses débauches, mais uniquement des femmes, et elle était
incontestablement homosexuelle. On prétend même que c’est sa tante Klara
Bathory, qu’elle fréquentait assidûment, qui l’avait initiée au culte de Sapho.
Il faut dire que l’homosexualité était à la mode, en cette fin de XVI e siècle : à Paris, la cour des Valois
donnait un exemple que s’empressaient de suivre les autres cours européennes, orientales
autant qu’occidentales, celle de Rome ne faisant pas exception. Et le
lesbianisme descendait même dans la rue : en Allemagne et dans tout le
Saint-Empire, il y avait encore des héritières de cette étrange secte de
tribades flagellantes qui parcouraient, au XIV e siècle,
les villes et les
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