L'énigme des vampires
Cène, quand Jésus donne le vin changé en sang
à boire à ses disciples : c’est un incontestable rite de fraternité.
Mais, dans l’ Histoire de
Derbforgaille , Derbforgaille reconnaît que, depuis qu’il a absorbé son sang, Cûchulainn la possède , sinon charnellement (ce
qui serait impossible), du moins spirituellement, moralement, socialement, légitimement :
« Donne-moi à qui tu veux », dit-elle. Quel aveu ! Dans ces circonstances
très spéciales, Cûchulainn a agi – involontairement – comme un vampire, et la
fille – victime involontaire – est possédée par celui qui vient de boire son sang, c’est-à-dire sa vie, son être, et, puisqu’elle
était venue pour s’unir au héros, son amour même, cette totalité qu’elle avait
l’intention de réaliser dans les faits. Donc Rudolf Steiner a raison d’affirmer
qu’on possède un être si l’on possède son sang.
On comprend dès lors pourquoi il y a tant de prescriptions
et tant d’interdits à propos du sang dans presque toutes les traditions religieuses
ou sacrées, dans la Bible hébraïque notamment. « Tout homme de la maison d’Israël
ou tout étranger résidant parmi vous qui mangera du sang, n’importe quel sang, je
me tournerai contre celui-là qui aura mangé ce sang, et je le retrancherai du
milieu de son peuple. Oui, la vie de la chair est
dans le sang . » Et l’interdiction est répétée : « Nul d’entre
vous ne mangera de sang et l’étranger qui réside parmi vous ne mangera pas ce
sang. » Et encore, à propos d’un animal tué à la chasse, « qu’il est
permis de manger », on doit impérativement « en répandre le sang et
le recouvrir de terre. Car la vie de toute chair, c’est son sang [94] ».
Cette pratique de la viande casher ne fait qu’appliquer une conception
métaphysique qui semble avoir hanté les peuples sémites, peut-être plus que d’autres.
Mais il est bien évident qu’on la retrouve dans quantité de civilisations
diversement réparties sur la terre.
Ainsi, « certains Estoniens ne veulent pas goûter à du
sang, parce qu’il contient, selon eux, l’âme de l’animal, laquelle pénétrerait
dans l’homme qui boirait ce sang. Certaines tribus indiennes de l’Amérique du
Nord, par principe religieux, refusent absolument de manger du sang d’aucun
animal, car le sang contient la vie et l’esprit de la bête ». Il est même
des cas où il est interdit de répandre le sang à terre. C’est vrai pour le sang
des personnages qui appartiennent à la lignée royale : qu’on se souvienne
aussi de la fameuse parole prêtée aux Juifs lors de la condamnation de Jésus :
« Que son sang retombe sur nous ! » Qu’on se souvienne des
cérémonies expiatoires, notamment celles célébrées en mémoire d’un roi
assassiné, ou, encore de Louis XVI, guillotiné par « la volonté du
peuple ». Dans certaines tribus, on use d’expédients divers lors de l’exécution
d’un personnage important, toujours par peur d’une contamination de la terre
par le sang. « Chez les Bawendas de l’Afrique du Sud, on étrangle les
princes dangereux, car il est interdit de verser leur sang… Un Cafre ne consent
jamais à laisser à découvert une goutte de sang tombée de son nez ou d’une
blessure ; il la recouvre de terre, pour que ses pieds ne soient point
souillés par ce contact. Une raison de ces pratiques africaines est, peut-être,
d’empêcher le sang de tomber entre les mains de magiciens [95] . »
Voilà le nœud du problème : la peur que le sang serve à
des manipulations magiques qui pourraient être maléfiques. Dans le cas de
Dracula et de ses émules, c’est un fait évident. Donc il convient d’éviter à
tout prix que le sang soit abandonné n’importe où. Car
qui possède le sang possède l’être . Frazer raconte qu’en
Nouvelle-Zélande, l’objet sur lequel tombe le sang d’un grand chef, ne
serait-ce qu’une goutte, devient tabou ou consacré à ce chef. C’est ainsi que, des
indigènes étant venus rendre visite au roi dans un beau canot tout neuf, le
chef y monta ; mais un éclat de bois lui entra dans le pied ; « quelques
gouttes de sang coulèrent sur le canot, et l’embarcation lui devint consacrée
aussitôt. Le propriétaire sauta en dehors, tira le canot sur le rivage, en face
de la maison du chef, et l’y laissa » [96] . Donc, corollairement, ce
qui est touché par le sang appartient à l’être : c’est pourquoi
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