L'ennemi de Dieu
n’est-ce pas ? Mais ça n’a plus aucune
importance aujourd’hui. Seul l’avenir nous le dira, Derfel, seul l’avenir nous
le dira. Attendons l’horreur et nous le retrouverons. » Il paraissait s’en
satisfaire et, en attendant, racontait de vieilles histoires et écoutait les
nouvelles. De temps à autre, il se dirigeait d’un pas traînant vers sa chambre,
qui donnait sur la cour extérieure, et y concoctait quelque charme,
généralement dans l’intérêt de Morwenna. Il disait encore la bonne aventure, qu’il
lisait habituellement en répandant une couche de cendres froides sur les dalles
de la cour et en laissant une couleuvre se frayer son chemin sur la poussière.
Mais je constatai que ses conclusions étaient toujours débonnaires et optimistes.
Il ne prenait aucun plaisir à cette tâche. Il n’avait pas perdu tout pouvoir,
car un jour que Morwenna avait la fièvre il prépara un charme de laine et de faînes,
puis il lui fit avaler une potion à base de cloportes écrasés qui eut raison de
la fièvre. En revanche, chaque fois que Mordred était malade, il imaginait
toujours des charmes qui ne faisaient qu’aggraver le mal, même si le roi s’en
est toujours sorti. « Le démon le protège, expliqua Merlin, et ces
temps-ci je suis trop faible pour m’attaquer aux petits démons. » Il s’appuyait
sur ses coussins et invitait un chat à s’installer sur ses genoux. Il avait
toujours aimé les chats et nous n’en manquions pas à Lindinis. Merlin se
plaisait au palais. Nous étions amis, il adorait Ceinwyn et nos filles, et il
était entouré de soins par Gwlyddyn, Ralla et Caddwg, ses anciennes servantes
du Tor. Les enfants des deux premières grandissaient avec les nôtres, et tous
étaient unis contre Mordred. Lorsque le roi fêta ses douze ans, Ceinwyn avait
déjà été cinq fois mère. Les trois filles survécurent, mais les deux garçons
moururent dans les jours suivant leur naissance et Ceinwyn attribua leur mort
au mauvais esprit de Mordred : « Je ne veux pas d’autres garçons dans
le palais, conclut-elle tristement. Rien que des filles.
— Mordred
partira bientôt », lui promis-je, car je comptais les jours qui nous
séparaient de son quinzième anniversaire, c’est-à-dire du jour où il serait
acclamé roi.
Arthur
comptait les jours, lui aussi, mais avec une certaine crainte car il redoutait
que Mordred ne défît tout ce qu’il avait accompli. Arthur nous rendait souvent
visite à Lindinis en ce temps-là. Nous entendions des bruits de sabots dans la
cour, la porte s’ouvrait et sa voix résonnait dans les grandes salles à moitié
vides du palais. « Morwenna ! Seren ! Dian ! »
criait-il, et nos trois casques d’or couraient ou trottinaient pour se jeter
dans ses bras, et il les couvrait de cadeaux : du miel en rayon, de
petites broches ou la fragile coquille en spirale d’un escargot. Puis, les
filles dans les bras, il nous rejoignait pour nous donner les dernières
nouvelles : on avait reconstruit un pont, ouvert un tribunal, déniché un
magistrat honnête ou exécuté un bandit de grands chemins. Ou il parlait de
quelque prodige naturel : un serpent de mer aperçu au large, un veau né
avec cinq pattes ou même une histoire de jongleur qui avalait le feu.
« Comment
va le roi ? ne manquait-il jamais de nous demander quand il en avait fini.
— Le roi
grandit », répondait invariablement Ceinwyn d’un ton calme, et Arthur s’en
tenait là.
Il nous
donnait des nouvelles de Guenièvre, et tout allait toujours bien, même si
Ceinwyn et moi soupçonnions que son ardeur dissimulait une curieuse solitude.
Il n’a jamais été seul, mais je crois qu’il n’a jamais découvert non plus l’âme
sœur dont il avait tant besoin. Autrefois, Guenièvre s’était intéressée aux
affaires du gouvernement avec autant de passion qu’Arthur, mais elle s’en était
peu à peu détournée pour consacrer toutes ses énergies au culte d’Isis. Arthur,
que la ferveur religieuse avait toujours mis mal à l’aise, feignait de s’intéresser
à cette Déesse de femme, mais en vérité je crois qu’il était convaincu que
Guenièvre perdait son temps à rechercher un pouvoir qui n’existait pas, tout
comme nous avions perdu notre temps naguère à traquer le Chaudron.
Guenièvre ne
lui donna qu’un fils. De deux choses l’une, assurait Ceinwyn : ou ils
faisaient chambre à part, ou Guenièvre employait de la magie de femme pour
empêcher la
Weitere Kostenlose Bücher