L'ennemi de Dieu
le toit de
Cuneglas, sa voix était maintenant froide et distante.
« Qu’as-tu
vu ?
— La
Route de Ténèbre, répondis-je docilement.
— Elle
est là, dit Merlin en indiquant le nord dans la nuit.
— Et la
goule ? demandai-je.
— Diwrnach. »
Je fermai les
yeux, car je savais maintenant ce qu’il voulait. « Et l’île, ajoutai-je en
rouvrant les yeux, c’est Ynys Mon ?
— Oui,
fit Merlin. L’île bienheureuse. »
Avant la venue
des Romains et avant même qu’on eût jamais rêvé des Saxons, la Bretagne était
gouvernée par les Dieux, et les Dieux s’adressaient à nous depuis Ynys Mon,
mais les Romains avaient saccagé l’île, abattant ses chênes, détruisant ses
bocages sacrés et massacrant ses druides. Cette Année Noire remontait à plus de
quatre cents ans, mais Ynys Mon était encore sacrée pour une poignée de druides
qui, comme Merlin, entendaient ramener les Dieux en Bretagne. Or, l’île
bienheureuse faisait partie du royaume de Diwrnach, le plus terrible des rois
irlandais qui eût jamais franchi la mer d’Irlande pour s’emparer de la terre
bretonne. On disait que Diwrnach badigeonnait ses boucliers de sang humain.
Dans toute la Bretagne, il n’était de roi plus cruel ni plus redouté. Seules
les montagnes qui l’entouraient et la faiblesse de son armée le retenaient de
propager sa terreur dans le sud à travers Gwynedd. Diwrnach était un monstre
invincible. Une créature qui rôdait aux confins obscurs de la Bretagne. De l’aveu
général, mieux valait ne pas la provoquer. « Vous voulez que j’aille à
Ynys Mon ? demandai-je à Merlin.
— Je veux
que tu nous accompagnes à Ynys Mon, dit-il en montrant Nimue, avec nous et une
vierge.
— Une
vierge ?
— Parce
que seule une vierge, Derfel, peut trouver le Chaudron de Clyddno Eiddyn. Et qu’aucun
de nous, je crois, ne saurait y prétendre, ajouta-t-il d’un ton sarcastique.
— Et le
Chaudron, repris-je lentement, se trouve à Ynys Mon. » Merlin hocha la
tête et je frémis en pensant à cette expédition. Le Chaudron de Clyddno Eiddyn
était l’un des treize Trésors magiques de la Bretagne qui avaient été dispersés
lorsque les Romains avaient pillé Ynys Mon. Et l’ultime ambition de Merlin,
dans sa longue vie, était de rassembler les trésors, mais il tenait par-dessus
tout au Chaudron. Avec celui-ci, assurait-il, il pourrait maîtriser les Dieux
et triompher des chrétiens. Voilà pourquoi, avec un goût amer dans la bouche et
indisposé par des aigreurs d’estomac, j’étais agenouillé au sommet d’une colline
trempée du Powys. « Ma mission, dis-je à Merlin, est de combattre les
Saxons.
— Imbécile !
aboya Merlin. La guerre contre les Saïs est perdue tant que nous n’aurons pas
récupéré les Trésors.
— Arthur
n’est pas d’accord.
— Arthur
est tout aussi sot que toi. Qu’importent les Saxons, imbécile, si nos dieux
nous ont laissés tomber ?
— J’ai
juré de servir Arthur, protestai-je.
— Tu as
aussi juré de me servir, répliqua Nimue, levant son bras gauche pour montrer la
cicatrice qui répondait à la mienne.
— Mais je
ne veux sur la Route de Ténèbre aucun homme qui ne vienne de son plein gré. À
toi de choisir à qui tu seras fidèle, Derfel, mais je peux t’y aider. »
Il débarrassa
le rocher de la coupe et la remplaça par un tas de côtes qu’il avait pris dans
la salle de Cuneglas. Il s’agenouilla, saisit un os et le disposa au centre de
la Pierre royale. « Voilà Arthur, dit-il. Et voici Cuneglas. Et de
celui-ci, nous en reparlerons plus tard », dit-il en prenant un troisième
os pour former un triangle avec les deux premiers. Puis il en prit un quatrième
qu’il plaça en travers de l’un des angles : « Voici Tewdric de Gwent,
voici l’alliance d’Arthur avec Tewdric et voici son alliance avec Cuneglas. »
Ainsi forma-t-il un second triangle au sommet du premier, dessinant une sorte d’étoile
rudimentaire à six pointes. Puis il s’attaqua à une troisième figure, parallèle
à la première : « Voici l’Elmet, voici la Silurie, et cet os-ci,
dit-il en brandissant le dernier, c’est l’alliance de tous ces royaumes. Voilà. »
Il se recula et fit un geste en direction de cette tour précaire qui reposait
au centre de la pierre. « Voilà le plan que nous a mitonné Arthur, Derfel.
Mais c’est moi qui te le dis, et je suis formel : sans les Trésors, tout
va s’effondrer. »
Il se tut.
Weitere Kostenlose Bücher