L'ennemi de Dieu
Aelle, fit Merlin d’un ton placide.
— Comment
le savez-vous ? fis-je en le considérant.
— C’est
dans ton visage, Derfel, dans ton visage. Cette nuit, quand tu es arrivé à la
porte, il aurait suffi d’une pelisse noire d’ours pour qu’on te confonde avec
lui. » Il me sourit. « Je me souviens du petit garçon à la mine grave,
avec toutes ses questions et ses froncements de sourcils, puis cette nuit tu es
arrivé comme un guerrier des Dieux, une chose terrifiante de fer et d’acier,
avec ton panache et ton bouclier.
— C’est
vrai ? me demanda Ceinwyn.
— Oui »,
avouai-je, craignant sa réaction.
Je n’avais
rien à craindre : « Alors Aelle doit être un très grand homme,
Seigneur Prince », fit-elle d’un ton ferme en me gratifiant d’un sourire
triste.
Arrivés sur la
côte, nous obliquâmes vers le nord. Nous n’avions nulle part où aller, si ce n’est
vers le Gwent et le Powys, où la folie ne s’était pas encore propagée, mais
notre chemin de sable se perdait sous la marée montante qui ridait une grande
étendue de boue. À notre gauche, la mer ; à notre droite, les marais d’Avalon :
je crus que nous étions pris au piège, mais Merlin nous dit de ne pas nous
inquiéter.
« Reposez-vous,
dit-il. L’aide ne va pas tarder. » Il se tourna vers l’est : au-delà
des marais, on voyait poindre au-dessus des collines les premières lueurs de l’aube.
« L’aurore, annonça-t-il, et lorsque le soleil sera plein, les secours
viendront. » Il s’assit pour jouer avec Seren et ses chatons. Nous nous
allongeâmes sur le sable, nos paquets à côté de nous, tandis que Pyrlig, notre
barde, entonnait le chant préféré de Dian, le Chant d’amour de Rhiannon. Un
bras passé autour de Morwenna, Ceinwyn sanglotait. Je fixai la houle grise et
rêvai de vengeance.
Le soleil se
levait, annonciateur d’une nouvelle et belle journée d’été sur la Dumnonie,
sauf que ce jour-là les cavaliers avec leurs cuirasses d’acier écumaient la
campagne à notre recherche. Enfin, quelqu’un s’était servi du Chaudron, les chrétiens
s’étaient rassemblés sous l’étendard de Lancelot, l’horreur se répandait à
travers le pays, et toute l’œuvre d’Arthur était assiégée.
*
Les hommes de
Lancelot n’étaient pas les seuls à nous rechercher ce matin-là. Les villages
des marais avaient su ce qui s’était passé dans la salle d’Ermid, de même qu’ils
avaient eu vent de la macabre cérémonie chrétienne d’Ynys Wydryn. Et les ennemis
des chrétiens étaient les amis des habitants des marais : leurs bateliers,
leurs traqueurs et leurs chasseurs ratissaient les marécages à notre recherche.
Ils nous
retrouvèrent deux heures après le lever du soleil et nous conduisirent au nord,
à travers les sentiers des marais où aucun ennemi n’oserait s’aventurer. À la
tombée de la nuit, nous étions sortis des marais et nous rapprochions de la
ville d’Abona où des bateaux prenaient la mer vers la côte silurienne avec
leurs cargaisons de grains, de poteries, d’étain et de plomb. Une bande d’hommes
de Lancelot gardait les quais romains qui bordaient le port fluvial, mais son
armée était dispersée, et il n’y avait pas plus de vingt lanciers pour
surveiller les navires. Et la plupart étaient ivres après avoir pillé une
cargaison d’hydromel. Nous n’en épargnâmes aucun. La mort avait déjà frappé
dans la ville, car nous retrouvâmes les corps d’une douzaine de païens sur la
berge. Les fanatiques chrétiens qui avaient massacré les nôtres étaient déjà
repartis, ils avaient filé rejoindre l’armée de Lancelot, et les habitants
restés en ville se terraient, apeurés. Ils nous racontèrent ce qui s’était
passé, jurant qu’ils n’étaient pour rien dans ces massacres, puis remirent la
barre à leurs portes, qui toutes portaient la marque du poisson. Le lendemain
matin, à la marée montante, nous fîmes voile vers Isca, en Silurie, le fort de
l’Usk dont Lancelot avait autrefois fait son palais lorsqu’il avait hérité à contrecœur
du trône silurien. Ceinwyn s’assit à côté de moi sur les dalots :
« C’est
étrange de voir comment les guerres vont et viennent avec les rois.
— Comment
ça ?
— Uther
est mort, fit-elle dans un haussement d’épaules, et il n’y a eu que des
carnages jusqu’au jour où Arthur a tué mon père et où nous avons eu la paix.
Puis Mordred est monté sur le
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