L'ennemi de Dieu
quand Arthur a brisé ses fiançailles avec Ceinwyn ?
— Non,
Seigneur, mais j’en ai entendu parler.
— C’était
le jour des fiançailles, comme celles auxquelles nous allons assister ce soir.
Arthur siégeait à la table haute, avec Ceinwyn à côté de lui, quand il a aperçu
Guenièvre au fond de la salle. Elle était là, dans son manteau miteux, avec ses
lévriers à côté d’elle. Arthur l’a vue, et plus rien n’a jamais été pareil. Les
Dieux seuls savent combien d’hommes sont morts parce qu’il a vu cette crinière
rousse. »
Je me
retournai vers le petit mur de pierre et aperçus un nid abandonné dans l’un des
crânes moussus.
« Merlin
me dit que les Dieux aiment le chaos.
— Merlin
aime le chaos, répondit Issa à la légère, bien qu’il y eût plus de vérité dans
ses paroles qu’il ne le savait.
— Merlin
l’aime, reconnus-je, mais la plupart d’entre nous en avons peur. Et c’est
pourquoi nous cherchons à établir l’ordre. » Je pensais aux os
soigneusement empilés. « Mais quand l’ordre règne, on n’a plus besoin des
Dieux. Quand l’ordre et la discipline sont partout, il n’y a rien d’inattendu.
Si tu comprends tout, ajoutai-je prudemment, il ne reste aucune place pour la
magie. Ce n’est que lorsque tu es perdu et effrayé, dans l’obscurité, que tu
invoques les Dieux, et ils aiment que nous les appelions. Ils se sentent puissants.
Voilà pourquoi ils aiment que nous vivions dans le chaos. » Je répétais
les leçons de mon enfance, les leçons apprises au Tor de Merlin. « Et
aujourd’hui le choix nous est donné, Issa : vivre dans la Bretagne bien
ordonnée d’Arthur ou suivre Merlin vers le chaos.
— Je vous
suivrai, Seigneur, quoi que vous fassiez. » Je ne crois pas qu’Issa ait
compris ce que je disais, mais il trouvait son bonheur à me faire confiance.
« Si
seulement je savais que faire », confessai-je. Ce serait tellement plus
facile si les Dieux arpentaient la Bretagne comme autrefois. Nous pourrions les
voir, les entendre et leur parler. Mais aujourd’hui nous étions pareils à des
hommes aux yeux bandés à la recherche d’une agrafe dans un buisson d’épines. Je
rattachai mon épée et glissai l’os intact dans ma bourse. « Je désire que
tu livres un message aux hommes, dis-je à Issa. Pas à Cavan, car je lui en
parlerai moi-même. Mais je veux que tu leur dises que, s’il se passe cette nuit
quelque chose d’étrange, ils seront libérés de leurs serments envers moi. »
Il se
rembrunit. « Libérés de nos serments ? demanda-t-il en secouant
vigoureusement la tête. Pas moi, Seigneur. »
Je le fis
taire. « Et dis-leur que s’il se passe quelque chose d’étrange, mais il
peut aussi bien ne rien se passer, la fidélité à mon serment pourrait les
conduire à combattre Diwrnach.
— Diwrnach ! »
Issa cracha et, de sa main droite, fit le symbole contre le mal.
« Dis-le-leur,
Issa.
— Et qu’est-ce
qui pourrait bien arriver cette nuit ? demanda-t-il inquiet.
— Peut-être
rien, peut-être rien du tout », dis-je, parce que les Dieux ne m’avaient
adressé aucun signe dans la chênaie et que je ne savais toujours pas quel
serait mon choix. L’ordre ou le chaos. Ou ni l’un ni l’autre. Car peut-être l’os
n’était-il qu’un déchet de cuisines et, en ce cas, le briser ne serait que le
symbole de mon amour brisé pour Ceinwyn. Mais il n’y avait qu’un seul moyen de
m’en assurer, et c’était de le briser. Si j’en avais l’audace.
Au banquet de
fiançailles de Ceinwyn.
*
De tous les
banquets de cette fin d’été, celui des fiançailles de Lancelot et de Ceinwyn
fut le plus somptueux. Les Dieux eux-mêmes semblaient le bénir, car la lune
était pleine et dégagée : un merveilleux augure pour des fiançailles. La
lune se leva peu après le crépuscule : un orbe d’argent qui semblait
immense au-dessus des pics où se dressait le Dolforwyn. Je m’étais demandé si
le banquet aurait lieu dans la salle du Dolforwyn, mais, voyant le nombre de
bouches à nourrir, Cuneglas avait décidé d’organiser les cérémonies à Caer Sws.
Les convives
étaient beaucoup trop nombreux pour la salle du roi, si bien que seuls les plus
privilégiés furent admis à l’intérieur des épais murs de bois. Les autres
restèrent dehors, sachant gré aux Dieux de leur avoir envoyé une nuit sèche. La
terre était encore toute trempée des pluies du début de la
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