L'ennemi de Dieu
Ceinwyn à voix basse, dans son Chaudron. » De nouveau, je me tus. Sa
main trouva la mienne. « Qu’allons-nous faire ? »
demanda-t-elle.
Mourir,
pensai-je, mais je ne dis rien.
« Tu ne
me laisseras pas prendre ? chuchota-t-elle.
— Jamais,
promis-je.
— Le jour
où je t’ai rencontré, Seigneur Derfel Cadarn, a été le plus beau jour de ma
vie. » Et ces mots m’arrachèrent des larmes, mais je ne saurais dire si c’étaient
des larmes de joie ou de chagrin à cause de tout ce que j’allais perdre dans le
gel du petit matin.
Je m’assoupis
et rêvai que j’étais pris au piège dans une fondrière, cerné par les cavaliers
noirs qui, comme par enchantement, pouvaient traverser la terre inondée. Puis
je m’aperçus que j’étais incapable de lever mon bouclier et je vis l’épée s’abattre
sur mon épaule droite. Je me réveillai en sursaut pour empoigner ma lance et m’aperçus
que c’était Gwilym qui avait sans le vouloir touché mon épaule en escaladant le
rocher pour prendre son tour de garde. « Désolé, Seigneur », fit-il à
voix basse.
Ceinwyn
dormait dans le creux de mon bras. Nimue était blottie de l’autre côté. Sa
barbe blonde blanchie par le gel, Galahad ronflait légèrement. Mes autres
lanciers somnolaient ou étaient allongés comme frappés de stupeur. La lune
était presque au-dessus de moi maintenant, illuminant de sa lumière oblique les
étoiles peintes sur les boucliers entassés de mes hommes et le tas de caillasse
que nous avions extraite du creux. La brume qui enveloppait la face rebondie de
la lune quand elle était suspendue juste au-dessus de la mer avait disparu. C’était
maintenant un disque pur, dur, clair et froid aussi net qu’une monnaie qu’on
vient de frapper. Je me souvenais vaguement de ma mère qui m’avait appris le
nom de l’homme de la lune, mais j’étais incapable de le retrouver. Ma mère
était saxonne, et j’étais encore dans son ventre quand elle avait été capturée
lors d’un raid en Dumnonie. On m’avait dit qu’elle vivait encore en Silurie,
mais je ne l’avais pas revue depuis le jour où le druide Tanaburs m’avait
arraché de ses bras pour essayer de me tuer dans la fosse de la mort. Après
quoi, c’est Merlin qui m’avait élevé, et j’étais devenu Breton : l’ami d’Arthur
et l’homme qui avait pris l’étoile du Powys dans la salle de son frère. Quelle
étrange vie, me dis-je, et quelle tristesse que le fil en soit tranché, ici,
sur l’île sacrée de la Bretagne.
« J’imagine
qu’il n’y a pas de fromage », fit soudain Merlin.
Je le regardai
fixement, me disant que je devais encore rêver.
« Le
fromage pâle, Derfel, fit-il impatient, qui s’émiette. Non pas le fromage dur
et jaune foncé. Je ne supporte pas cette pâte. »
Il était
debout dans la fosse et me dévisageait d’un air grave. Le manteau qui
recouvrait son corps était maintenant accroché à son épaule comme un châle.
« Seigneur ?
fis-je d’une toute petite voix.
— Du
fromage, Derfel, tu ne m’as pas entendu ? J’ai faim de fromage. Nous en
avions un peu que j’avais enveloppé dans un linge. Et où est mon bâton ?
Un homme s’allonge pour piquer un petit somme et aussitôt on lui dérobe son
bâton. Que reste-t-il de l’honnêteté ? Nous vivons dans un monde terrible.
Ni fromage, ni honnêteté, ni bâton.
— Seigneur !
— Cesse
de crier comme ça, Derfel. Je ne suis pas sourd. J’ai faim, c’est tout.
— Oh,
Seigneur !
— Et
voici que tu pleures ! J’ai horreur des crises de larmes. Tout ce que je
demande, c’est un bout de fromage, et voilà que tu te mets à chialer comme un
môme. Ah, voilà mon bâton. Bien. » Il l’attrapa à côté de Nimue et s’en
aida pour s’extraire de la fosse. Puis Nimue remua et j’entendis Ceinwyn
hoqueter. « J’imagine, Derfel, reprit Merlin en commençant à fouiller
parmi nos balluchons à la recherche de son fromage, que nous sommes dans une
mauvaise passe ? Cernés, n’est-ce pas ?
— Oui,
Seigneur.
— Inférieurs
en nombre ?
— Oui,
Seigneur.
— Mon
Dieu, Derfel, oh là là. Et ça s’appelle un Seigneur de la guerre ? Du
fromage ! Ah, le voici. Je savais que nous en avions. Merveilleux. »
Je pointai un
doigt timide vers la fosse. « Le Chaudron, Seigneur. » Je voulais
savoir si le Chaudron avait accompli un miracle, mais j’étais trop ébahi et soulagé
pour tenir des propos
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