L'enquête russe
vit, retirée avec ses vieux parents. J’ai été comblé d’égards et de confitures. Au passage, je te recommande un mélange de rhubarbe et de limon du plus savoureux effet. Il faudra en parler à Catherine et à Mme Sanson.
— Soit. Au fait, le temps me manque.
— La donzelle qui m’apparut fort dévote, et par conséquent fort causante, m’a submergé de récits dont chaque chapitre frayait la voie à d’autres par des chemins les plus longs. Au reste, elle a fort bien observé les autres passagers durant la traversée de Saint-Pétersbourg jusqu’en Hollande et, ensuite, jusqu’à Calais. Elle confirme ce que nous savions déjà. La princesse de Kesseoren prenait ses repas dans sa cabine et paraissait sur le pont une fois par jour et encore quand le temps le permettait. Jamais Mlle Desmarets n’a pu apercevoir son visage toujours dissimulé dans des voiles épais destinés, selon l’opinion du patron du bateau, à la préserver du vent et à sauvegarder son teint.
— Ainsi n’est-il nullement assuré que Rovski connaissait la dite dame ?
— C’est la conclusion que je tire de cet entretien. Pour le reste, la princesse, à chaque passage sur le pont, parlait en russe avec deux marchands. Schultz, soi-disant allemand, mais ne le parlant pas et Golikoff, négociant en eau-de-vie. Quant au comte de Rovski, Mlle Desmarets ne l’a jamais croisé, sauf lors du débarquement à Calais.
— Sait-elle comment tout ce monde a rejoint Paris ?
— C’est une vieille fille, curieuse comme une pie, et affriandée au moindre détail. Tu penses que je lui ai posé la question. La princesse a pris la malle-poste avec les deux marchands. Rovski a loué une voiture rapide au relais. Donc, là non plus, ils ne se sont pas croisés.
La fièvre du chasseur reprenait Nicolas dont la mélancolie des jours précédents se dissipait à mesure que son intelligence recevait toutes ces informations. Elle alimentait la mystérieuse activité du raisonnement et l’alchimie de l’intuition. Il donna congé à Gremillon et Rabouine avec instructions de poursuivre les recherches.
— Résumons la chose, dit-il à Bourdeau. Notre priorité demeure de retrouver Kesseoren et ses sbires.
— Et après ce que tu m’as appris, de savoir s’il y a un lien entre les meurtres de l’Hôtel de Lévi et les événements obscurs qui ont conduit à l’assassinat du comte de Rovski.
— Mon cher Pierre. Crois-moi, dans cette ambassade, je présume des espaces obscurs et prévois lesobstacles que l’on sèmera sur mon chemin. Il y a chez ces Russes des trames que je ne parviens pas à discerner.
— Nous avançons pas à pas. Je crois que la situation ne demeurera pas en l’état. Toujours le petit fait inattendu…
Nicolas confia à Bourdeau ses soupçons concernant l’arme ancienne dérobée dans la collection du prince Paul.
— Cela permet de supposer, remarqua Bourdeau, que celui qui l’a dérobée avait accès à l’appartement du grand-duc.
— Ta constatation, je me la suis servie aussitôt ! Elle implique, sauf à penser que le désordre consécutif à la visite et l’emploi provisoire de domestiques en surnombre ont favorisé le larcin, que le voleur se trouve parmi les proches du comte du Nord. Et les leviers sont rares et malaisés à mettre en branle pour démasquer le coupable. Je retourne à l’Hôtel de Lévi. Tu restes ici à la barre. Resserre les filets que nous avons tendus. J’attends de tes nouvelles.
Mercredi 5 juin 1782
Après une visite aux jardins du Tivoli que le peuple appelait Folie Boutin du nom du receveur général des finances qui l’avait fait planter, et une collation de lait et de fruits dans une vaisselle d’or, Nicolas suivit le couple impérial chez M. Necker à Saint-Ouen. Le prince dit en l’abordant qu’il venait joindre son tribut d’admiration à celle de l’Europe entière . L’ancien ministre à qui Nicolas fut présenté feignit de ne le point connaître et reçut son salutd’un air indifférent. Il était douteux qu’il eût oublié le différend qui les avait naguère opposés 61 . L’affaire était devenue publique par les nouvelles à la main sans que le commissaire n’ait jamais pu savoir qui avait vendu la mèche. Necker avait sans doute jasé, qui avait tout intérêt à l’époque à compromettre un proche de Sartine, ministre de la Marine.
Le roi, lui-même, lors d’une de ses rencontres secrètes avec le commissaire dans son
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