L'enquête russe
Nicolas que la reine le priait d’être son cavalier pour la prochaine contredanse. Il s’inclina et prit la main que la reine lui tendait. Les danseurs se placèrent. Nicolas repassait dans sa tête les figures imposées. Le couple devait exécuter à tour de rôle une série de figures qui correspondaient à la musique de l’instant. Chaque inflexion de l’air amenait à changer de place avec le couple voisin. La série se répétaitjusqu’au moment où les couples avaient rejoint leur place initiale. Il s’en tira sans encombre et sentit peser sur lui la terrible attention de la cour. La reine et lui étaient le point de mire de centaines de regards, curieux, cruels ou indifférents. Qu’éprouvait-il durant cette danse ? Orgueil ? Non, plutôt une sorte de détachement qui le menait à être, comme dans tant d’occasions, le spectateur de lui-même. Il ne parvenait pas à découvrir les pensées qui roulaient dans son esprit. Étaient-elles frivoles ou graves ? Il se sentait, en dépit de ses faiblesses, un homme droit dans toutes ses voies, incapable de prendre aucune mesure hors des règles intangibles de la loyauté et de la fidélité et, de ce fait, toujours égal dans l’humilité comme dans l’élévation. Un homme renfermé dans les bornes que la providence lui avait départies.
— Le cavalier de Compiègne est bien rêveur ce soir, dit Marie-Antoinette, alors qu’ils étaient rapprochés dans la formation d’une figure.
— Madame, Sa Majesté doit croire qu’on le serait à moins quand l’honneur insigne d’être son cavalier vous échoit.
— Je vous ai connu moins fin courtisan, monsieur.
— La vérité que je dois à Votre Majesté c’est que je compte mes pas, n’ayant guère l’occasion de danser pour le service du roi !
Elle jeta la tête en arrière en riant.
— Merci, monsieur, je vous retrouve ; la vérité n’est pas courtisane.
La danse les éloigna à nouveau. Nicolas fermait les yeux concentré sur les figures qui s’enchaînaient. Soudain il saisit une main et avant qu’il envisage sa partenaire, il la reconnut aux effluves de jasmin.Ce pouvait être une autre, mais il savait qu’il ne se trompait pas.
— On parle à la reine, murmura Aimée, mais on oublie Chaville, monsieur.
— Point, madame, j’y ai relevé naguère la plus charmante des fleurs.
— Bien flatteur ce soir ! Vous êtes décidément bon courtisan.
Avait-elle entendu la reine ?
— Je vous veux tout à moi. Point de faux-fuyant.
Un mouvement les sépara. La contredanse s’achevait. Il fut pris dans une sorte de vague qui le poussa vers les buffets. Il sentait autour de lui les regards curieux, les questions et les réponses. Mais qui donc était-il pour avoir en quelques instants eu le privilège de parler au roi et à la reine ? Ceux qui le connaissaient de nom ou de réputation n’abandonnaient pas une sorte de crainte révérencieuse devant un phénomène dont ils ne comprenaient pas la nature même. Ce marquis de Ranreuil qui avait un jour surgi à la cour du feu roi, on le réputait redoutable et cela d’autant plus qu’il avait langue avec les plus influents des entours du trône. Les autres ne laissaient pas d’interroger et tombaient tout aussitôt dans la même inquiétante perplexité. Tous le redoutaient sans le connaître, tant le mystère suscite l’appréhension. S’il demeurait inconnu à beaucoup, lui-même s’était toujours senti à la marge d’une société et d’une noblesse dont il partageait pourtant les privilèges et les habitudes de vie. N’avait-il pas tout fait, bien soutenu d’ailleurs par de bienfaisantes influences, pour que Louis épousât sans réticence la vie autocratique au service du roi ?
Cependant Nicolas ne s’était jamais leurré sur la quasi-imposture de sa propre condition, un bâtardcertes reconnu, dont le fils était né d’une fille galante. Si rien n’avait jamais transpiré de cette situation, c’était sans doute que la crainte fermait les bouches. Il n’envisagea pas dans sa native modestie qu’on pût s’accommoder de lui parce qu’il n’était d’aucune façon décrié. Il était à certains égards encore plus intrigant, étant reconnu comme un homme d’une vertu assurée. De cette réputation il ne goûtait pas les fruits, il n’avait pas conscience de ce qui, dans sa personne, le relevait au milieu des hommes. Il n’entretenait aucune complaisance secrète à cet égard. Il considéra
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