L'enquête russe
Les as-tu envisagés ? Peux-tu les décrire ?
— L’un n’avait rien qui le pût distinguer, mais l’autre, menant l’équipage, portait des culottes très larges comme les turcomans.
— Et alors…
— Je n’ai pas achevé. Au moment de leur départ, un homme s’est dressé devant le cheval, qui s’est cabré. La voiture s’est arrêtée, le passager est descendu. Il y a eu une vive discussion. Soudain j’ai reconnu le perturbateur. C’était Richard Harmand. Le cocher turc l’a assommé par derrière et ils l’ont hissé dans la voiture. Puis celle-ci a disparu vers la rivière.
— Bon. Et pourquoi as-tu gardé la clé que tu avais empruntée à Richard Harmand ?
D’évidence à la géhenne, Piquadieu, pitoyable, soupirait.
— J’peux pas vous le dire. N’ai-je point craché tout c’que vous vouliez ?
Nicolas connaissait trop bien l’âme humaine pour se tromper sur la détermination de Piquadieu à refuser d’en dire davantage. Dans ce genre d’interrogatoire, le moment survenait toujours où le débat atteignait un point d’équilibre et basculait soudain d’un côté ou d’un autre. C’était le cas, et tout ce que Nicolas pourrait tenter ne servirait à rien et ne convaincrait pas Piquadieu de pousser outre. Le commissaire pourrait bien agiter des menaces et ouvrir les plus terribles perspectives, rien n’y ferait et le valet buté ne parlerait plus. Une force supérieure lui imposerait silence. Sans un mot, Nicolas se retira et entraîna Gremillon vers la cellule de laprincesse de Kesseoren. Il la trouva la tête baissée, fixant le sol, image de l’accablement le plus complet. Avait-il réussi à entamer les défenses de cette femme dont le passé disait toute la capacité d’astuce et de rebond ?
Nicolas réfléchissait à ce que Piquadieu avait lâché. Deux informations essentielles découlaient de cet interrogatoire. D’une part, le comte de Rovski était encore vivant au moment où la princesse de Kesseoren quittait sa chambre. Sur ce point, une voix intérieure lui soufflait que rien ne prouvait le fait et que les mystérieux visiteurs n’avaient, peut-être, trouvé qu’un cadavre encore chaud. Pourtant, il fallait bien tenter de bâtir sur cette hypothèse la plus vraisemblable. Pour parfaire la mise en scène qu’il imagina sur-le-champ, il demanda à Gremillon de faire venir ce qu’il trouverait de gardes et de geôliers à cette heure tardive et de faire le simulacre d’un détachement venu saisir la suspecte. Ceci fait, il entra dans la cellule.
— Alors, madame, ces quelques instants vous ont-ils porté conseil ?
Elle leva la tête, le regarda comme si elle ne le voyait pas.
— Entendez-vous ce que je vous dis ?
Un long moment s’écoula. Puis on entendit le bruit de pas cadencés qui martelaient le dallage. Gremillon avait fait merveille. Elle sursauta, s’agita et fit tinter ses chaînes.
— Quel est ce bruit, monsieur ?
— Ce bruit ? Ah ! Madame, ce sont les hommes qui vous doivent saisir et entraver, encore davantage si possible, pour vous mener incontinent à Lyon, au château de Pierre-en-Cize 70 . Vous verrez, la vue y est imprenable, des prairies, des troupeaux, un délicieux tableau qui, lorsqu’on est sous les verrous, n’est qu’un supplice de plus. Il est vrai que vous n’en profiterez guère. De cet in pace gothique, vous ne sortirez, assez vite d’ailleurs, que cousue dans un sac lesté de pierres qu’on jettera dans la Saône. Requiescat !
Elle soupirait. Nicolas n’éprouvait aucun plaisir à ce jeu cruel qu’imposaient les circonstances.
— Monsieur, dit la Kesseoren, j’ai une proposition à vous faire. Me voulez-vous entendre ?
— Madame, vous n’êtes pas en situation d’en imposer. Cependant je veux bien vous écouter.
— Je suis sujet de Sa Majesté impériale, et sa servante. Dans le cas où vous me garantiriez liberté et sauvegarde, me permettant par exemple d’être expulsée et bannie du royaume, je pourrais envisager de m’ouvrir à vous. Et dans ce cas, je serais disposée à vous dévoiler certains secrets qui pourraient vous être utiles. Le tout serait entouré du secret le plus absolu. Comprenez que ce qui me sauve d’un côté peut me perdre d’un autre.
Nicolas réfléchissait. Il était trop honnête homme pour se parjurer et ne pas tenir une promesse solennelle. Il pouvait bien user de subterfuges et mentir pour la bonne cause, mais tromper sur un enjeu aussi
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