L'enquête russe
Venons-en maintenant à votre visite en marchande de rubans à l’ambassade de Russie, le 27 mai dernier.
— Monsieur, j’agissais sur ordre. Il m’était indiqué d’avoir à prendre contact avec Nikita Paline, le majordome de l’ambassadeur prince Bariatinski, et de lui rendre compte de mes tentatives auprès du comte de Rovski.
— Et ce Paline, le connaissiez-vous auparavant ?
— Non, et je ne l’avais même jamais rencontré. J’en avais déduit qu’il était le chef à Paris des mouches russes.
— Que s’est-il passé à l’Hôtel de Lévi ?
— Le désordre y était tel que je n’ai pas réussi à le joindre et j’ai dû partir assez vite de peur que mon incognito soit traversé.
— Qui étaient ces hommes qui vous accompagnaient ?
— Ce sont deux gardes qu’on m’avait imposés à Saint-Pétersbourg pour me porter aide, et, le cas échéant, me défendre. Et sans doute aussi pour me surveiller.
Nicolas s’approcha et la regarda dans les yeux, qu’il remarqua fort beaux, d’un bleu tirant sur le vert.
— Et puis-je apprendre de votre bouche les raisons pour lesquelles vous leur aviez donné l’ordre de m’enlever et de m’assassiner ?
Ou la surprise de la femme était feinte et alors c’était une grande comédienne, ou elle était réelle et la constatation faisait naître de nouvelles questions.
— Comment, monsieur ! De ma vie je n’ai causé la mort de quiconque. Volé, oui ! Escroqué, oui ! Mais assassiné, jamais !
— Alors, comment expliquez-vous l’attaque dont j’ai été victime et dont je suis sorti sauf à l’extrême limite, au moment où l’un de vos sbires allait me dépêcher ?
— Monsieur, si tel avait été le cas et si je devais ordonner le trépas de quelqu’un, je ne pourrais me résigner à tuer un Français.
Cela fut exprimé avec beaucoup d’émotion.
— Mais vous n’hésitez pas à nous tirer dessus !
— Je ne vous connaissais pas alors, dit-elle avec un sourire aguichant.
— C’est une pirouette, et non une réplique ! Pourquoi donc ne tuez-vous pas les Français ?
— Parce que je suis russe par mon père mais française par ma mère, qui fut séduite lors de la tournée de sa troupe à Saint-Pétersbourg.
Elle était donc comédienne, je comprends tout !
— Je le fus aussi à mes débuts, puis la vie…
— Ceci explique cela. J’étais sur le point de vous demander comment il était possible de parler un français si parfait. Mais revenons à vos gens.
— Je ne les ai pas vus depuis que vous êtes tombé sur mes traces. Aussi n’étais-je pas en mesure de leur ordonner quoi que ce fût !
— Nous sommes devant un impénétrable mystère.
— Puis-je suggérer la possibilité qu’ils aient reçu des instructions d’une autre personne que moi ?
— C’est en effet une hypothèse. Madame, pour en achever, pouvez-vous me montrer vos bras ?
Il ordonna qu’on la détachât.
— J’aurais préféré vous les présenter dans d’autres circonstances. Mais les voici.
Il lui prit les mains, qu’elle avait brûlantes, et constata l’absence de toutes écorchures suspectes.
— Alors, monsieur ?
— L’examen vous est plutôt favorable. Dernière chose. Pourriez-vous me donner un exemplaire de votre écriture ?
Il détacha une page de son petit carnet et la lui tendit avec une mine de plomb. De la main droite, elle écrivit quelques mots et lui rendit le billet sur lequel il lut : « N’oubliez pas votre promesse. »
— Il va de soi, madame, que dans le cas où vous seriez bannie du royaume, l’or trouvé à Meudon dans votre cheminée servirait à dédommager les victimes de vos duperies.
— Hélas, au jeu, il faut savoir perdre.
Nicolas remonta dans le bureau de permanence,l’esprit agité par de multiples raisonnements qui finissaient par se détruire les uns les autres. Devait-il parier sur la franchise de la Kesseoren ? Son intuition le faisait pencher dans ce sens. Mais alors, quid des événements de la rue de Richelieu et de l’Hôtel de Lévi ? Certes il possédait la quasi-certitude que le barbier turc du prince était impliqué dans l’affaire. Mais qui l’accompagnait ? Pavel, Dimitri ou Nikita ? Il songea soudain à l’examen qu’il venait de faire subir à la Kesseoren. Devait-il agir de même avec Nikita Paline ? Les corps de Pavel et de Dimitri, qui reposaient en bas à la basse-geôle, avaient déjà été examinés sans
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