L'enquête russe
imaginer une telle attention. Ce qui était, en revanche, vraisemblable, c’est que Sartine, hanté par ses fomentations , souhaitait connaître sa tenue, les bals parés n’étant pas si fréquents à la cour. Leur tailleur commun était l’homme idoine pour lui tendre sur un plateau les renseignements recherchés.
Ruminant sa fureur, il gagna Vaugirard où il trouva Bourdeau éveillé, que Semacgus, satisfait de l’état de la blessure, achevait de panser. Mme Bourdeau, rassurée, le veillait avec Awa. Nicolas confia en quelques mots l’étrange évolution de l’enquête. L’inspecteur s’agita, furieux d’être immobilisé à ce moment crucial. Nicolas quitta la Croix-Nivert un poids en moins sur la poitrine.
Le retour à l’hôtel de police lui permit de mettre au point sa stratégie. D’une manière ou d’une autre il importait désormais d’attirer hors de l’Hôtel deLévi Nikita, qui n’en sortait jamais. Peu à peu une idée germa dans son esprit que vingt ans et plus de police n’avaient pas laissé sans force stratagèmes en réserve. Il décida de jouer cavalier seul et de n’en faire qu’à sa tête. Ah ! On lui avait dissimulé sciemment une partie du livret. Il en tirerait les conséquences et chanterait son aria aussi bien qu’un autre ! Il s’interrogeait sur le rôle joué dans tout cet imbroglio par M. Le Noir. Il penchait en faveur de l’ignorance du lieutenant général de police que Sartine avait toujours tenu en lisière. Celui-ci lui pardonnerait-il un jour d’occuper un emploi où il avait excellé, mais dans lequel son successeur n’avait pas démérité et, de surcroît, bénéficiait d’une grande popularité ? Le commissaire, ulcéré, sentait pourtant des scrupules qui montaient et bâtissaient peu à peu un mur d’objections. Puis ce furent sa native honnêteté et son honneur de gentilhomme qui le tenaillèrent, lui exposant avec sévérité les inconvénients d’atteindre le vrai par le faux. Ce débat, il l’avait soutenu tant de fois qu’il pouvait bien l’alimenter de ses propres réflexions, il savait à quoi il aboutirait. Une fois pour toutes, Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil, avait de longue main consenti à ce que ce métier et les trames qu’il imposait tutoyassent en permanence les troubles rivages de ce qui ne se nommait point.
À l’hôtel de police, Nicolas signifia à Le Noir surpris d’avoir d’urgence à prévenir M. de Vergennes et M. de Sartine que leur présence était respectueusement requise à quatre heures de relevée. Nicolas fut satisfait de l’attention de Le Noir qui, sans broncher ni demander le moindre éclaircissement, consentit aux demandes du commissaire. Nicolas lui indiqua qu’il allait paraître sous peu dans la courde l’hôtel, qu’il fallait prévoir l’immédiate arrestation de l’homme qui l’accompagnerait, le tenir entravé, surveillé jusqu’au moment de le faire comparaître dans le bureau du lieutenant général de police.
Cette affaire réglée, sa voiture le conduisit à l’Hôtel de Lévi. Il avait beaucoup réfléchi et s’était convaincu de l’impossibilité de saisir et d’interroger le barbier, cet esclave turc, si proche du grand-duc. L’ambassade de Russie était un chantier populeux et bruyant, où valets, gagne-deniers et portefaix clouaient les caisses contenant, soigneusement emballés, les nombreux achats du couple impérial. Nicolas se félicita de ne point croiser le prince Bariatinski. Il saisit au vol Nikita Paline qui jouait les mouches du coche en tentant d’organiser un désordre que ses interventions semblaient aggraver.
— Monsieur, lui dit aimablement Nicolas. Je dois vous entretenir en privé d’une gravissime affaire.
Il attira le majordome dans le petit salon, repoussa le battant de la porte et le prit par les épaules, lui parlant presque nez à nez.
— Mon cher, les événements ne favorisent pas nos affaires. Notre système est sur le point d’être traversé par le secret français ! Il semble qu’un des leurs ait mis la main sur des objets vous appartenant… Quelle imprudence ! Auraient-ils été dérobés ici ? Prenez garde et méfiez-vous, il y a dans cette maison des traîtres et des infidèles.
Au fur et à mesure que tombaient les paroles de Nicolas, prononcées sur un ton dramatique, le visage d’habitude serein de Nikita reflétait tous les sentiments qui se succédaient en lui : la surprise,l’incrédulité,
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